L'anatomie
ne saurait donc revendiquer le privilège de l'antériorité
didactique ou chronologique. Le problème de son
importance a d'ailleurs été tranché par Claude Bernard
de la manière la plus antipositiviste qui soit. Auguste
Comte se trouve directement visé, puisque la physiologie
se pose non comme le complément, mais comme la négation
d'une anatomie discréditée. Claude Bemard souligne
l'opposition de nature qui éloigne, sans transition
possible, l'anatomie cadavérique du travail physiologique
: " À quoi ont servi, par exemple, les dissections
les plus minutieuses du cerveau ou de la rate, du corps
thyroïde ou des capsules surrénales ? Ne connaît-on pas
aujourd'hui très exactement l'anatomie microscopique de
la rate, du corps thyroïde 11...]. Connaît-on pour cela
leurs fonctions? Non et on ne le saura jamais que par
l'expérimentation ". Ainsi se trouve contredite la
recommandation de Comte : l'organe donné, trouver la
fonction.
Dans sa réfutation
détaillée des prétentions de " la déduction
anatomique ", Claude Bernard montre comment des
organes à contexture semblable se différencient par leur
travail physiologique (parotide et pancréas) et comment
des tissus histologiquement différents fonctionnent
similairement (muscle lisse et muscle strié). Pis encore,
l'anatomie introduit des faux problèmes et ne soulève
que des questions spécieuses: "On prend les organes
les uns après les autres, et l'on se demande, à propos
de chacun: à quoi sert-il?". Mais, pour le
physiologiste, un organe ne réclame pas de fonction, pour
la bonne raison qu'il ne lui reconnaît pas d'existence
biologique. La physiologie étant la biologie du travail,
on ne saurait rendre équivalente à la partie d'un
travail la pièce d'une machine, sous prétexte que la
machine entière fabrique un instrument complet. Si une
montre indique l'heure, est-ce une raison, demande Claude
Bernard, pour s'imaginer que la division en heures et en
minutes appartienne pour une partie à tel rouage ou à
tel matériau utilisé? La physiologie ne peut entendre
que des questions physiologiques pour elle, organes ou
tissus n'existent pas. " Ce qui vit, ce qui existe,
c'est l'ensemble [.il. Une fonction exige toujours la coopération
de plusieurs organes et de même un organe a ordinairement
plusieurs fonctions.
Le
physiologiste ne peut pas séparer une partie d'un être
vivant sans que cette partie elle-même ait perdu dès ce
moment la principale de ses caractéristiques qui est
celle de vivre avec l'ensemble" (14). Demander alors
à quoi sert tel organe, c'est une fausse question de
physiologie énoncée par un anatomiste et c'est surtout
une fausse question, parce que la manière dont elle est
posée entraîne une réponse plus qu'elle ne la
sollicite. Il est clair que, de l'inspection histologique
du poumon associée à une physiologie sommaire de son
fonctionnement, on peut à la rigueur tirer la conclusion
qu'il tient l'office d'un soufflet, pour allumer le feu
organique ou pour le refroidir, disait l'Antiquité, pour
oxygéner le sang, répond la physiologie lavoisienne.
Mais l'appareil pulmonaire se comprend mal de la sorte. Il
est dégradé, anéanti, sacrifié, alors qu'il exécute
pour le profit du corps en entier une espèce de
dialectique autrement difficile, à la compréhension de
laquelle introduirait la physiologie comparée. Le poumon
humain assure des fonctions polyvalentes, infinies et généralisées,
sur lesquelles la pathologie jette des lumières vives,
mais que la biologie pénètre d'autant plus mal qu'elle
reste intoxiquée par la morphologie et la connaissance
anatomique. Le jeu du poumon apparemment simple, trop
simple, retentit même sur le psychisme et intéresse
toute l'endocrinologie.
On se prépare
mal à son intelligence avec l'interrogation saugrenue à
quoi sert-il ? Claude Bernard nous en assure : ce n'est
pas en se demandant: à quoi sert le foie 7 qu'on aboutit
à sa fonction glycogénique, mais c'est par l'examen
direct d'une difficulté proprement physiologique : où
passe le sucre en excès de l'organisme? Problème moins
spatial que fonctionnel : par quel mécanisme ? Et comment?
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