2) Avec
le commensalisme (cum, avec, et mensa, repas) se développe
un début de coopération : le héron garde-boeufs suit le
bétail dans la prairie. Le déplacement de celui-ci
facilite la prise des sauterelles qui bondissent et sont
donc débusquées de leur cachette. Le héron peut les
saisir mais il s'est servi du boeuf: ce dernier en bénéficie
à son tour et directement, parce que les sauterelles dévoraient
l'herbe dont lui-même a besoin. Évoquons aussi la
pollinisation de la fleur par l'insecte qui la visite:
les deux, la plante et l'animal, en tirent un profit et
aucun des deux ne lèse l'autre.
3) Un pas de plus nous introduit à un lien plus positif,
la véritable symbiose qui avantage les deux
protagonistes, indispensables même l'un à l'autre les
bactéries (les nodosités des racines des légumineuses),
capables de fixer l'azote, permettent, par exemple, au trèfle
de prospérer, mais la plante ainsi revigorée fournit aux
micro-organismes des sucres qu'ils ne synthétisaient pas.
Chacun reçoit et donne.
4) On peut concevoir des liens de quasi-entretien et
d'autodéfense ; pour reprendre un exemple de Carl Von
Linné (20), l'herbe garde l'humidité du sol et l'empêche
de se dessécher: elle s'abreuvera
de cette eau en même temps que, grâce à elle, elle
pourra dissoudre des sels qu'elle aspirera. Bref, ~elle
travaille en quelque sorte pour elle, par le biais d'un détour,
empêchant les brûlures du soleil et la marche vers la dénudation
(ou la désertification). Le seul fait d'exister - d'où
son inévitable ombre propice - lui permet de subsister,
comme si le végétal créait son " propre milieu
". D'autres plantes fabriquent elles-mêmes leur lit:
la destruction et la décomposition des plus âgées
servent d'humus à leurs successeurs et ainsi de suite. La
terre se bonifie des débris favorables à l'essor de la végétation.
5) Souvent le mutualisme s'estompe et les vivants doivent
s'orienter vers un modus existendi, qui vire à la
neutralité ou à d'habiles compromis. Le plus notable les
conduit à se spécialiser et donc à se déployer là où
les autres n'interviennent pas (dans les interstices).
Chacun choisit sa propre " niche r' où il se trouve
à l'abri. Par exemple, les oiseaux capteront leurs proies
à des hauteurs différentes pour lesquelles ils se sont,
pour ainsi dire, équipés : on en compte cinq espèces
qui parviennent ainsi à se nourrir, sans entrer en compétition
avec leurs voisins. Est-ce alors 1' " en-soi "
(le dehors) qui sculpte et détermine le " pour-soi
"(l'intériorité) ? On pourrait le croire, mais on
se tromperait. Le vivant sait se glisser dans son milieu,
s'y adapter, voire l'orienter à son avantage. Le dehors dépend
peut-être plus du dedans que l'inverse. En toute hypothèse,
la souplesse inventive du vivant lui permet d'en épouser
les échancrures et d'en tirer parti. -
6) Les individus défendent par tous les moyens leur
territoire: ils inventent des solutions habiles, ainsi la
simultanéité d'une implication et d'une exclusion, en
somme un mécanisme de double sécurité. Nous en
empruntons l'illustration à Linné:
" Plusieurs plantes et arbrisseaux épineux tels le
Nerprun, le Prunier, le Chardon, l'Onoporde n'ont d'épines
que pour écarter les animaux qui autrement détruiraient
facilement leurs fruits ; ceux-là cachent, en même
temps, sous leurs branches d'autres plantes " (21).
7)11 convient de repenser la relation "prédateurproie
". On l'a trop regardée de manière sauvage, une
simple et cruelle dévoration. En fait, cette guerre
n'exclut pas la coexistence, une entente implicite entre
les deux combattants qui vivent l'un par l'autre, mais
surtout l'un et l'autre. En effet, si le prédateur
consommait toute sa proie, il ne pourrait plus survivre ou
mal, puisqu'il aurait tari la source de ce qui l'alimente:
il convient de le tenir pour " dépendant ". À
l'inverse, en son absence, se multiplient à l'excès les
spécimens qui ont été épargnés ou qui ont échappé
à la décimation. Ils pullulent alors. On doit vite en
appeler à ceux qui les chassaient ou les bornaient. Au
bout du compte, admettons la stabilité des populations et
une sage balance entre elles (l'homéostasie de l'hypertout).
Il n'est d'ailleurs pas exclu que les carnassiers ne
s'emparent que des maladifs ou des moins robustes:
ils contribuent donc à aguerrir l'espèce. De même, ces
chasseurs ne peuvent capturer qu'armés et agiles ; les
plus maladroits échouent. Les deux adversaires se
fortifient donc mutuellement. Dans le négatif de la
suppression subsiste un accord minimal. On peut aller
encore plus loin et soutenir que " la figure de la
proie" brille dans le désir de son prédateur. Il
contient en lui-même ce qu'il poursuit et qui, donc,
l'habite. S'entrecroisent intimement l'intériorité et
l'extériorité.
8) L'examen des chaînes alimentaires complique le problème
des relations. Ainsi Darwin s'est amusé à énoncer des
accrochages tout à fait inattendus, par exemple entre la
richesse d'un pays et le nombre de ses célibataires
(notamment féminins) En effet, il faut des insectes pour
féconder le trèfle des prairies plantureuses, favorables
aux troupeaux. Mais les mulots détruisent les nids et les
rayons de miel des "bourdons qui pollinisent ".
Heureusement, les chats poursuivent ces ennemis; ces félins,
à leur tour, sont soignés préférentiellement par
celles qui vivent seules, aux abords des villes et des
villages. On a donc rétabli la continuité assez cocasse,
preuve que les vivants s'impliquent sur de larges échelles,
à travers des enchevêtrements difficiles à démêler
Les êtres forment un immense réseau, aux noeuds et liens
variés.
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