Il n'y a
que la clinique pour ne pas s'y tromper. Pour elle, appelée
à connaître l'organisme dans son ensemble, chiffres,
dosages, réactions n'indiquent encore que des phénomènes
isolés ou abstraits, La pathologie introduit d'ailleurs
dans le domaine de la sur-qualité, c'est-à-dire que le désordre
ne se comprend même pas à partir de l'ensemble
fonctionnel, dont il troublerait l'économie en plus ou en
moins, mais comme une organisation entièrement nouvelle,
et qui ouvre sur l'infinité du possible. Le nombre qui
donne un poids ou un seuil ou une fréquence compte, ici,
encore moins qu'ailleurs. On ne risque pas d'y oublier que
les nombres varient sans cesse et selon les circonstances
: ils ne prennent donc leur relief et leur fonction de
signe qu'à travers une symptomatologie déterminée.
Moins qu'un signe, lequel peut impliquer un sens direct,
le signe chiffré n'est, quand il l'est, que le signe d'un
signe, avec, il est vrai, l'hypocrisie de la précision.
Pourquoi, exactement, cette prééminence sempiternelle et
essentielle de la clinique, en dépit des assauts des
techniques du laboratoire ? Parce que la pathologie seule
concerne l'homme et l'homme en entier. L'anatomie dissèque
le cadavre, la physiologie traumatise les animaux et la
biochimie
s'intéresse à l'infrastructure, isolant abstraitement
des réactions dont elle n'étudie qu'un moment, lui-même
insignifiant et variable d'un individu à l'autre. La
pathologie nous ramène au concret complet, en face d'un
malade dont la souffrance, bien que sans valeur de
localisation, et les incapacités fonctionnelles réintroduisent
la qualité, c'est-à-dire la différence. Cette maladie
évoluera selon son rythme, avec son génie propre elle a
sa manière de se présenter d'abord, de se faufiler ici
ou de se révéler là. Et toujours la maladie la plus
banale apporte un document neuf, une note originale ou
inconnue, devant laquelle s'effondrent les systèmes
nosologiques prêts à l'enserrer et à jeter sur elle la
grille de l'interprétation classique. De même que, pour
le rationalisme abstrait de la physiologie, la maladie se
déduit comme une variante ou une dérogation, de même,
pour la pathologie biochimique, la maladie équivaut à un
simple accident - ce qui revient encore à la nier - qui dégénère
en cascades d'ennuis fonctionnels la maladie correspond au
grain de sable qui empêche l'équation chimique d' aller
jusqu'au bout; la maladie dissoute devient
l'anthropomorphique exagération, la complication de
souffrance subjective à partir d'un infiniment petit nécessairement
inconnu du patient. De même, il faut reconnaître que la
pathologie des seuls Traités ne nie pas moins la maladie,
par une sorte d'idéalisme aussi stupide que commode qui
voit dans la maladie une vérification plus ou moins
approchée de la description classique.
Nous avons successivement analysé:
1) Le rationalisme visuel du substrat, tel que le défendait
Auguste Comte. Tout comme on explique le fonctionnement ou
le dérèglement d'un appareil par la description de
celui-ci, ou de l'obstacle qui empêche sa marche, de même,
dans le style de l'anatomie pathologique, la lésion
justifie la symptomatologie: on imagine un caillot, ou un
thrombus, comme une obstruction dans le tuyau qui sert à
véhiculer un liquide et qui interdit par conséquent l'écoulement.
2) Le rationalisme du normal, qui cherche à déduire la
maladie à partir de la connaissance des fonctions de la
physiologie. La maladie n'est jamais qu'une physiologie
empêchée rationalisme simplificateur, généralités
abstraites, s'il est vrai que la maladie réalise et révèle
l'insuffisance des notions du type le rein sert à filtrer
ou à épurer, le poumon à respirer, ou l'estomac à
broyer, images qui ne se maintiennent que grâce aux
prouesses du vocabulaire qui les traduit.
3) Quant au rationalisme utopique, qui sous-tend la
biochimie, il projette avantageusement dans l'avenir un rêve
irréalisable dans le présent ; il compte pouvoir
sauvegarder la recherche de l'" objectivité "
par le recours aux menaces de l'avenir, où se vérifiera
l'équivalence entre pathologie et réactions
biochimiques.
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