L'existence
du biologique pose immédiatement problème : à la fois
matière et non simplement matière, assemblage de
fragments mais aussi bien totalité indivisible, spontanéité,
où l'on discerne toutefois des automatismes, identique à
elle-même encore qu'en perpétuel changement, asservie à
des lois et à de fermes principes, mais caractérisée
par sa singularité, à la fois un "dehors" et
un "dedans". On n'en finirait pas d'examiner les
paradoxes ou les propriétés antinomiques qui conviennent
au corps, l'énigme majeure.
C'est bien pourquoi toute philosophie a dû le rencontrer
et s'en est inspirée. Il relève autant de la science qui
l'analyse que de la métabiologie qui vise à le
comprendre. Nous nous opposerons d'un bout à l'autre à
ce que nous nommons "le romantisme ", une
approche trop vitaliste de la vie, qui en célèbre la
puissance, sans tomber dans l'excès contraire, le réductionnisme.
L'homme aime tellement la vie qu'il l'a justement magnifiée.
Il rêve sur elle, il grossit certaines de ses
manifestations.
1) Ainsi on a vanté son abondance, sa prodigalité. La
vie frappe d'ailleurs par son étourdissante multiplicité.
La plupart de nos naturalistes s'y sont laissés prendre :
ils ont conçu le vivant comme l'inépuisable, l'insolite,
voire le fabuleux. Ces observateurs méticuleux et inspirés
ont surtout pullulé eux-mêmes au XVIIIè siècle: la
vague anti-cartésienne qui déferle les a favorisés,
sinon induits. Ce n'est pas un hasard si la plupart
d'entre eux appartiennent à la classe sacerdotale et ont
écrit parallèlement sur la théologie. La physique
rationnelle, voire géométrisante, aboutissait trop à un
quasi-nécessitarisme, une forme de spinozisme si Dieu
respecte seulement les lois d'une logique naturelle, on
peut alors ne plus recourir à lui et éliminer la création
en tant que telle.
Afin de combattre ou du moins d'empêcher ce dangereux dévoiement,
nos abbés s'émerveillent
d'un univers rempli de prodiges : le monde physique en
abrite les curiosités, mais surtout la multitude des êtres
animés. Observons vite et mieux même les plus démunis,
les pucerons, les insectes, les limaçons, les vers.
Contemplons le théâtre de leurs drames, de leurs
exploits, de leurs métamorphoses. Par là, on croit
mettre en échec le mécanisme stricto sensu, donc rétablir
le Ciel dans ses prérogatives : il nous donne un monde inépuisable
et merveilleux. Ainsi l'examen le plus minime ou le plus
objectif ne relève pas de la seule inspection, mais est
lui-même inspiré par un dessein théologico-politique.
Autre motif à l'admiration:
l'exotisme, l'entrée en Europe de plantes et de bêtes
multiples, qui déroutent les lignes de notre familiarité
et nous valent des " spécimens " assez étonnants.
On est alors ébloui par la munificence ou l'atypique ou
encore le fantastique (le poisson volant, le lion marin,
etc.). On ne négligera donc pas l'importance des expéditions,
des longs voyages qui élargissent notre horizon : Linné
en Laponie, Tournefort au Levant, Adanson au Sénégal.
2) Une science moins simplement descriptive, la
physiologie, allait s'engager, vers la fin de ce même
XVIII' siècle, dans la brèche ainsi ouverte:
loin d'observer seulement, elle travaillait à révéler
les potentialités cachées dans les fibres et les tissus.
Deux noms au moins - parmi les fondateurs - méritent d'être
mentionnés : sur des bases nouvelles, ils célébreront
la vitalité. Nous faisons entièrement nôtre la belle
remarque de Georges Canguilhem, selon laquelle l'époque
se prêtait autant à cette philosophie qu'à cette fine
expérimentation : la société elle-même s'invente et se
révolutionne ; rien ne résiste donc au vouloir, sinon même
à la spontanéité, de là aussi, par contrecoup, un
vitalisme militant et même triomphant qui discerne, au
fond de nous-mêmes, énergie et forces (1).
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