Le
chimiste se présente à nous comme le philosophe de la
biologie par excellence et même comme son prophète. Il
n'ignore pas qu'il arrive le dernier dans la genèse des
points de vue, que l'anatomie puis la physiologie l'ont précédé,
mais, justement, il en tire le commencement d'une
validation : la chimie biologique s'inscrit,
dans la courbe du progrès, au terme d'une croissance. Ce
qui va rendre éminemment profonde la biochimie sous le
jeu divers de ses formules et à travers la complexité
apparemment artificielle des oxydo-réductions, des décarboxylations
et des désaminations, c'est sa capacité de compréhension
par une infrastructure matérielle et étrangère.
"Étayer sur des bases enzymologiques et sur la
notion des déviations, génétiques ou acquises, des réactions
normales, une pathochimie, prolégomène étiologique et
pathologique à toute la médecine interne ", tel
s'affirme, selon Jacques Polonovski, l'idéal de la
biochimie : traduire toujours en langage chimique la
symptomatologie des entités morbides, pénétrer assez à
l'intérieur du sanctuaire biochimique afin d'équivaloir
la pathologie entière à une pathochimie et " ne
demander, écrit encore Polonovski, qu'aux modifications
cinétiques des seules réactions chimiques l'explication
majeure des syndromes observés, l'origine des troubles
morbides, la clé de toutes les thérapeutiques "
(15). Cet ambitieux projet, qui se réalise chaque jour
peu à peu, puisque les troubles du coeur ne se lisent
plus que sur l'électrocardiogramme, puisque les chances
de consolidation d'une fracture s'évaluent à partir du
chiffre mesurant des unités de phosphatase et même
puisque l'éventualité d'une thrombose se prévoit à
partir du test à l'héparine, pour ne citer que quelques
faits, ne sera qualifié de présomptueux que par les
ignorants. Il faut savoir, pour en tirer une leçon, que
la biochimie a toujours vaincu les critiques restrictives
qu'on accumulait sur sa route et qu'elle a invariablement
confondu ses détracteurs. Bergson lui-même prétendait
que " la science n'a reconstitué jusqu'ici que les déchets
de l'activité vitale les substances proprement actives,
plastiques, restent réfractaires à la synthèse [.4.
C'est sur ces faits d'ordre catégénétique seulement que
la physico-chimie aurait prise, c'est-à-dire, en somme,
sur du mort et non sur du vivant" (16). Plus loin,
Bergson limite la chimie biologique à l'étude des phénomènes
qui se répètent, donc aux phénomènes les plus détachables
du vivant, aux plus abstraits, ceux sur lesquels ne mord
pas le temps créateur. En somme, la chimie ne peut
toucher que le déchet ou l'abstrait. Mais l'avenir de
cette chimie a pleinement donné tort aux allégations
bergsoniennes. La biochimie dynamique sait étudier
aujourd'hui les phénomènes de synthèse, d'ana-genèse
ou d'édification par l'utilisation de la radioactivité,
on peut modifier, mieux, marquer un élément assimilé,
pour suivre sa trace dans l'organisme. De fait, on connaît
le processus de formation des molécules essentielles ; on
sait, par exemple, que la radio-iode se fixe sur le corps
thyroïde et sur l'hypophyse, le compteur de Geiger,
sensible aux rayonnements, repérant les lieux d'élection.
L'emploi des isotopes va dans le même sens et il a permis
à Schiinheimer de préciser ce qu'il a appelé "l'état
dynamique de la matière vivante ", les molécules
protéiques se renouvelant avec une vitesse étonnante. La
chimie biologique ne s'en tient guère aux termes de l'opération,
mais, au rebours, elle entre dans le labyrinthe du métabolisme
intermédiaire, avec ses " plaques tournantes "
qui déroutent elle connaît le devenir de n'importe quel
acide aminé absorbé dans l'économie ; elle sait dans
quels cycles il est pris et les transformations qu'il
subit:i1 suffit de songer aux subtilités de l'uréogenèse
et aux mécanismes de la
transamination. Quant aux processus temporels, ils n'ont
pas échappé à l'emprise de la chimie médicale, qui a
brodé sur eux ses thèmes les plus déliés depuis la
formation jusqu'à l'arrêt de la cicatrice, la vieillesse
et même la puberté, le dynamisme de l'oeuf fécondé,
l'immunité et aussi la marche insidieuse des plus minimes
lésions.
Le chimiste de la biologie est comme le Sophiste
insaisissable des dialogues de Platon: il se dérobe et
joue l'espérance au moment où vous croyiez le saisir en
flagrant délit de faiblesse, prêt à reconnaître son échec.
Et puisque nous ne partageons pas ses croyances, c'est un
jeu serré que nous devrons jouer. Nous ne demanderons pas
à la biochimie de se reconnaître elle-même moins comme
un jeune projet que comme une vieillerie. En effet, le rêve
date si peu d'hier que l'iatrochimie fleurit dès le XVIIe
siècle, où Sylvius applique à l'organisme la chimie de
Jan Baptist van Helmont. Les fermentations, les
distillations, les effervescences doivent tout éclairer
irrésistiblement. La sécrétion des glandes évoque le
pressoir et la chaleur animale résulte des énergiques
frottements des globules contre la paroi des vaisseaux.
Mais un argument de ce poids ne pèse pas autant prétendre
- certains n'ont pas reculé - que l'atomistique
contemporaine n innove pas, qu'elle reprend les vues de
Lucrèce et de Démocrite, sous couleur que, dans les deux
cas, on en appelle aux atomes.
Au reste, à n'envisager que les seuls principes, il
apparaît que la chimie biologique vit d'un double rythme
et qu'elle diffère selon l'un ou l'autre le biochimiste
ramène toute la matière vivante au jeu de trois composés,
les trois archétypes de son monde: le glucide (ou sucre),
le lipide (ou graisse) et la protéine (ou albumine).
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