Qu'il
s'agisse de la ration alimentaire, de la contraction
musculaire ou de la tombée dans le sommeil, la biochimie
ne connaît qu'eux. Rien n'existe hors de ces
quintessences, sinon encore elles-mêmes, démontées en
corps plus simples, en électrolytes, en ions, en électrons
périphériques, pour finir dans la chimie électronique
ou dans les principes de l'électro-osmose. C'est la première
manière de la biochimie, une analyse intégrale. On part
ensuite des éléments fondamentaux pour recomposer précisément,
ce second mouvement ne Suit pas le même chemin que le
premier. Dans la voie de la synthèse, les glucides,
lipides, protides ont disparu pour se muer en glucoprotéides,
en lipoprotéides, etc. Ce qui compte pour nous, c'est
d'affirmer nettement la possibilité d'une spécificité
biologique, qui révèle au plus haut point que la
biochimie concrète qui s'élève aux synthèses ne se
superpose pas à la biochimie analytique qui descend à la
recherche des constituants essentiels. D'un côté, un
acide aminé est un acide aminé, dont on trace la formule
et dont on poursuit sans relâche la réduction sur
l'autre versant, la reconnaissance de la spécificité
biologique empêche de tomber dans cette abstraction et
l'immunochimie peut en préserver: l'acide aminé conserve
un caractère originel irréductible et de nature
histochimique. C'est là un exemple du fait que la remontée
prudente ne coïncide pas avec les excès de la descente
c'est peut-être la raison, du moins l'illustration, du
double jeu que réussit la dialectique biochimique,
comparable à celle du sophiste.
Sans ces considérations préalables, le clinicien
n'accorde qu'un crédit mesuré à la biochimie il ne
verse jamais dans la rêverie de son règne futur.
Cherchons, pour les ajouter aux précédents, les
arguments qui justifient un refus souvent catégorique.
Sans remonter le passé, le clinicien se trouve exactement
placé pour savoir que la biochimie promet plus qu'elle ne
tient. À l'encontre de ce qu'on imagine, en effet, l'étude
physicochimique, fût-elle aussi élémentaire qu'une
mensuration préalable ou qu'un simple dosage, ne trouve
guère sa place dans la vraie biologie. Ou plutôt,
comment ne mesurerait-on pas, ne pèserait-on pas, ne
compterait-on pas ? Lorsqu'on applique des méthodes de
mesure, elles donnent nécessairement des nombres, toute
la question étant de savoir ce qu'ils signifient. Sans y
prendre garde, la biochimie tombe dans l'invincible
illusion qu'elle a mesuré, donc qu'elle a mesuré quelque
chose et il est difficile de l'enlever au narcissisme de
cette claire évidence une mesure est une mesure.
Comprenons cependant que la mesure ne mesure rien par
elle-même, et le clinicien ne peut pas redouter de voir,
dans l'avenir, le laboratoire énoncer le diagnostic.
Cette audacieuse affirmation vient de Claude Bernard lui-même
qu'il faut citer en entier: "Ce serait à peu près,
Messieurs, comme si, voulant trouver la différence qui
existe entre deux genres de littérature très divers, le
tragique et le comique, on pensait y arriver en décomposant
les mots qui forment une tragédie et une comédie en
leurs divers éléments, qui sont les lettres de
l'alphabet et qu'après avoir compté ces éléments, on
constatât qu'il y a plus d'a, de b [...] dans la comédie
que dans la tragédie [...]. Cette comparaison est même
assez juste à différents égards. En effet, les lettres
ne sont rien en elles-mêmes, elles ne signifient quelque
chose que par leur groupement sous telle ou telle forme
[...]. Le mot lui-même est un élément composé qui
prend une signification spéciale par son mode de
groupement dans la phrase, et la phrase, à son tour, doit
concourir avec d'autres à l'expression complète de l'idée
totale du sujet [...] . Dans les matières organiques, il
y a des éléments simples, communs, qui ne prennent leur
signification que par leur mode de groupement" (17).
On notera au passage, pour se permettre une malice, que
des psychologues, fussent-ils gestaltistes, n'ont pas dit
mieux. Et Claude Bernard écrit auparavant " Le
chimiste qui instituerait seul une analyse sur un cas
particulier ignorerait le plus souvent qu'on peut, un
moment après, lui faire faire, sur un cas qui lui paraîtra
complètement identique, une autre analyse tout à fait
contradictoire avec la première ".
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