Or, si le
fonctionnement du système nerveux végétatif diffère
chez le chat, le chien et l'homme, il n'en faut pas plus
pour empêcher la physiologie de tirer des conclusions
univoques, qui la conduiront nécessairement dans
l'abstraction; en biologie, en effet. est abstraite la
connaissance qu'on extirpe de son sol et qu'on exporte
loin des conditions naturelles où elle s'enracine: tel
animal, et non tel autre, qui ne peut jamais lui
correspondre que de loin.
Autre extrapolation aussi illégitime, autre négation de
la différence, autre confusion, l'expérimentation active
qui réussit, par exemple l'ablation d'un organe,
introduit dans l'économie du vivant un trouble tel qu'au
lieu de se préparer un animal comparable au témoin,
moins cet organe dont on veut par ce moyen trouver le rôle
fonctionnel, elle se trouve en face d'un animal nouveau,
incomparable au premier. En effet, si l'on veut bien se
convaincre de l'originalité du point de vue de la
physiologie, il serait insensé d'imaginer qu'un organisme
moins un organe équivaut à l'organisme sain à une différence
près, à moins de concevoir l'organisme comme un
assemblage morphologique. Le vivant traumatisé, en fait,
réagit de tout lui-même, se supplée, se modifie de fond
en comble, pour s'efforcer de supprimer le mal qui lui est
infligé : modifications qui touchent tous les dynamismes
physiologiques habituels, sans exception, et qu'on aurait
donc tort de séparer les uns des autres. Toute altération
retentit à ce point qu'elle crée un ensemble original et
non homogène au précédent, à moins, encore une fois,
de se cramponner à une perspective anatomique qui
spatialise les appareils qu'elle juge alors séparés et
localise du même coup une lésion qu'elle voit
circonscrite.
Qu'en résulte-t-il, en résumé, sinon que la physiologie
ne peut pas appréhender pleinement la dialectique
biologique, soit à cause de son champ d'action (limité
à tel ou tel animal), soit encore à cause du dérèglement
général que provoque une intervention limitée, soit
enfin à cause de la polyvalence réactionnelle qui suit
la même lésion, selon le processus qui l'amène ? Pour
prendre la métaphore du logos, disons qu'en physiologie
le langage de la réponse animale relève et du quiproquo
et de la cacophonie et aussi du soliloque. Un rationalisme
concret ne peut pas méconnaître ces différences, à
moins de retomber dans l'ornière anatomique, pour
laquelle il n'est ni spécificité, ni intégration, ni
chronicité.
Si, dans un cas, nous n'entrevoyons que le dehors du
trouble, ipso facto nous sommes ramenés à une
physiologie de style anatomique et lésionnelle, de
laquelle la physiologie devait pourtant nous déprendre.
La physiologie ne disposera alors que d'une superstructure
spatiale et numérique pour rendre compte des processus
vitaux des radiographies, des courbes, des mesures, des
pesées. Or, ces facteurs non seulement ne permettent pas
de connaître la dynamique physiologique, mais ils
l'orientent dans une direction spécieuse ils renforcent
le rationalisme d'abstraction de la physiologie, d'autant
mieux que l'animal ne proteste pas et se prête souvent
aux plus claires démonstrations. Tout est possible,
puisque, d'une part, le sujet d'expérience s'offre à
toutes les mesures imaginables (formule sanguine, nombre
de globules rouges, fréquence du pouls, centimètres
cubes d'urine, pression artérielle) et que, d'autre part,
jamais des chiffres n'ont eu la puissance interne de
s'opposer à l'addition ou au rapprochement.
C'est seulement la clinique humaine qui pourra nous
apporter la révélation de la physiologie, non pas de la
physiologie réduite aux schémas transparents des
manuels, mais la physiologie du baroque, la physiologie de
l'infinité fonctionnelle, avec la floraison des symptômes
réellement et concrètement éprouvés. La douleur
surprend-elle la nuit, selon un horaire et un rythme
propre ? Par quelle attitude l'homme cherche-t-il spontanément
à la calmer? Peut-il encore monter son escalier, est-il
essoufflé ? Et ainsi de suite. C'est seulement la maladie
humaine qui autorise et désigne le rapport entre, par
exemple, cirrhose du foie éthylique et perte d'appétit,
entre céphalée et hypertension, entre gros foie
douloureux et insuffisance cardiaque. Le malade lui-même
exprime les troubles en incapacités ou en symptômes
ressentis, tandis que la physiologie qui travaille sur un
matériel indifférent ne peut ou bien qu'essayer de
reproduire la clinique et ses syndromes divers, ou bien
chercher à l'aveuglette à trouver deux chiffres tenus
pour anormaux à la suite d'une modification imposée à
cet organisme, ce qui ne saurait signifier pour autant un
rapport authentique entre eux, même si leur association
se vérifie. Seuls les malades connaissent leurs maladies
avec les prodromes qui les annoncent: ils nous enseignent
les vrais fondements de la physiologie et nous
introduisent dans la région des rapports valables, des véritables
essences.
|