Rubrique Épistémologie

Rubrique épistémologie

Épistémologie: les conditions, la valeur, les limites de la connaissance humaine

François Dagognet

Réflexions épistémologiques sur la vie et le vivant

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Victoire sur l'espace et sur le temps

Compte tenu de nos remarques, s'il faut enfin définir le vivant, nous le tiendrons donc pour une matérialité capable à la fois d'absorber le temps et l'espace, de les intégrer, et, partant, de les dépasser: avec le vivant, nous entrons dans une trans-physique ou l'examen de la métamatérialité.

La victoire sur l'espace ne laisse pas le moindre doute, alors que la matière seule est livrée à l'étalement, à la division sans relâche et à la pluralité. Que met en lumière, en effet, le plus rudimentaire des examens physiologiques, sinon que tout organe se trouve en liaison avec d'autres et qu'ils agissent ainsi en synergie (à l'aide de rétroactions positives ou négatives), d'où l'évident échec ici du "non-être" de la pure extériorité. Ils sont moins éloignés l'un de l'autre qu'associés. Autant la matière subit les moindres chocs et se disperse, autant, à l'inverse, le vivant se maintient et neutralise ce qui l'affecte.

Naturellement, de nombreux moyens travaillent à assurer cette perpétuelle jonction, tant et si bien d'ailleurs que tout élément corporel compte moins par son aspect physique que par sa qualité informationnelle: il vaut comme " signal" qui suscite soit un freinage soit une stimulation. Le vivant ressemble à un réseau aux muIti-embranchements. Sur et grâce à lui se déplacent de nombreux "messages " (lignes et central téléphonique). Et c'est pourquoi la macrophysiologie appartient moins aux sciences naturelles, au sens obvie, qu'à celles de la stratégie (répondre vite et bien aux circonstances comme aux situations imprévues, ou bien savoir contourner les obstacles) ainsi qu'à celles des télécommandes et des communications, voire à la technologie des montages et des lacis.

L'organisme ne se bâtit pas moins avec le temps ou plutôt contre lui : il le concentre, le conserve, donc le vainc et le nie dans son aspect destructeur. Il nous suffit, en faveur de cette thèse d'un vivant conçu comme une mémoire minimale, d'évoquer l'ancienne loi dite de Haeckel selon laquelle "l'ontogenèse récapitule la phylogenèse ". Il en résulte bien que le corps humain se définit, dans sa structure même, comme la sédimentation ou le réarrangement de feuillets et de formations antérieurs à lui. L'embryon n'a-t-il pas été pisciforme puis amphibie ? Peut-on nier le parallélisme à la fois embryologique et paléontologique ? L'adulte garde toujours les " traces " de ses anciennes appartenances ou de son odyssée (organes rudimentaires qui valent comme témoins et même
coalescence de territoires, jadis séparés, dont les frontières subsistent en filigrane). Et tous les vivants sont moins étalés dans l'espace qu'enfermés dans l'homme seul, arche de Noé à sa manière:
ce sommet de l'échelle ou de la trajectoire, en même temps qu'il les dépasse, les contient virtuellement.

C'est pourquoi le vivant doit plutôt être conçu comme ce qui se maintient, la stabilité structurelle, et non moins par son intériorité, la réflexivité de soi sur soi : elle s' ébauche timidement avec le végétal, se prolonge chez l'animal et s'achève parmi les êtres supérieurs qui s'affranchissent de plus en plus du milieu. Ils s'en nourrissent, c'est-à-dire qu'ils l'absorbent et donc le nient. En sens contraire de la vie, la science s'emploie à déplier ce qui s'est enroulé : l'extériorisation de l'intériorité définit l'essentiel de la biologie qui transfère et décompose le caché. Nous en tirons trois conséquences:

1) D'abord, le vivant doit mourir parce qu'il ne peut pas assurer longtemps cet exploit de l'autonomie relative. L'usure le guette : le même texte, à force de s'imprimer et de se recommencer à toute allure, se dénature. Chaque être se cancérise à longueur de journée et parvient, il est vrai, à corriger les menues déformations qui l'affectent. Il suffit, en somme, d'une interversion ou d'une superposition de lettres pour que " le sens" se perde, d'où d'ailleurs l'importance et la variété des maladies dites " auto-immunes ", qui viennent de ce que le sujet ne se reconnaît plus et se comporte vis-à-vis de lui-même comme un étranger à combattre (la scission interne). On en tire, au passage, la preuve que la maladie naît toujours au-dedans : elle ne vient pas du dehors, ou alors, si elle semble en dériver, c'est qu'elle trouve en nous de la complicité. On n'est malade que de soi et souvent par soi.

Autre justification d'une mort obligée et salutaire : la stabilité profonde, constitutive de la vie ou du vivant, ne concerne pas l'individu mais l'espèce. Et celle-ci ne manque pas d'ailleurs d'en bénéficier et de jouer de tout son patrimoine chèrement acquis la sexualité assure alors le brassage (l'autre dans le même) elle garantit à la fois la solide permanence et l'exploitation de tout le stock. Si la vie ne saisissait pas l'opportunité de ce remaniement possible, elle céderait à la logique du recommencement ou d'une identité misérable. En conséquence, elle recombine. Il faut donc mourir: si d'ailleurs les vivants ne disparaissaient pas, ils ne pourraient"pas innover, sans négliger aussi le fait qu'on assisterait à un encombrement insupportable et une sursaturation qui vaudrait, de toute façon, la destruction.

Le vivant résulte ainsi d'une double obligation la permanence mais aussi le renouvellement, deux possibilités qui se contredisent si on n'aperçoit pas la jointure entre elles. Et pourquoi préserver ce qui n'aurait pas de prix ? À cet effet, il faut alors admettre des transformations et de l'originalité (le réarrangement). Aucun être ne ressemble à aucun autre ; pourtant il y a plus que de la similitude entre eux: tous participent d'abord du même alphabet et chacun d'entre eux recourt aux mêmes mécanismes afin de préserver son identité. Partout nous constatons l'imbrication des deux exigences, celle du changement (voire des mutations à la faveur des croisements) et celle de la conservation. Le vivant n'a suspendu le temps qu'un instant, mais il ne peut pas prétendre à la durée qui ne concerne que le genre : la vie et la mort sont inséparables.

2) L'homme disparaît d'autant mieux qu'il a vaincu la vie et a réussi à la transposer: s'il survit déjà dans l'espèce, il en a aussi dépassé les limites. En effet, notre mémoire s' étiole parce qu'elle s'est délestée de son fardeau au profit de centres documentaires, notre jugement s'en remet aux systèmes-experts que nous avons su forger. L'homme vivant ne cesse pas de fabriquer des machines qui le remplacent (on en revient à la thèse de l'homme-machine, à la condition d'inverser les deux termes : non pas que l'homme devienne une machine mais la machine devient le substitut de l'homme).

3) Finalement, le vivant nous a semblé surtout l'enjeu d'un conflit entre l'"intérieur" et l'"extérieur". Plus précisément, la biologie et ses applications multiples courent le risque de trop " mettre au-dehors " le vivant et d'en méconnaître l'intériorité basale. C'est bien pourquoi, autant nous avons pu louer son principe fondateur - mieux saisir le fonctionnement et déplier cette réflexivité du soi pour soi -, autant il a fallu en limiter l'actuelle extension. La bioéthique n'a jamais paru autant s'imposer: quand le savant n'intervenait pas ou si peu, il ne risquait rien à ignorer les règles de son art, mais à partir du moment où il débusque les procédures mêmes de la vie, se pose la question de son pouvoir

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