Victoire sur l'espace et sur le temps
Compte tenu de nos remarques, s'il faut enfin définir le vivant,
nous le tiendrons donc pour une matérialité capable à la fois
d'absorber le temps et l'espace, de les intégrer, et, partant, de
les dépasser: avec le vivant, nous entrons dans une trans-physique
ou l'examen de la métamatérialité.
La victoire sur l'espace ne laisse pas le moindre doute, alors que
la matière seule est livrée à l'étalement, à la division sans
relâche et à la pluralité. Que met en lumière, en effet, le plus
rudimentaire des examens physiologiques, sinon que tout organe se
trouve en liaison avec d'autres et qu'ils agissent ainsi en synergie
(à l'aide de rétroactions positives ou négatives), d'où l'évident
échec ici du "non-être" de la pure extériorité. Ils
sont moins éloignés l'un de l'autre qu'associés. Autant la matière
subit les moindres chocs et se disperse, autant, à l'inverse, le
vivant se maintient et neutralise ce qui l'affecte.
Naturellement, de nombreux moyens travaillent à assurer cette perpétuelle
jonction, tant et si bien d'ailleurs que tout élément corporel
compte moins par son aspect physique que par sa qualité
informationnelle: il vaut comme " signal" qui suscite soit
un freinage soit une stimulation. Le vivant ressemble à un réseau
aux muIti-embranchements. Sur et grâce à lui se déplacent de
nombreux "messages " (lignes et central téléphonique).
Et c'est pourquoi la macrophysiologie appartient moins aux sciences
naturelles, au sens obvie, qu'à celles de la stratégie (répondre
vite et bien aux circonstances comme aux situations imprévues, ou
bien savoir contourner les obstacles) ainsi qu'à celles des télécommandes
et des communications, voire à la technologie des montages et des
lacis.
L'organisme ne se bâtit pas moins avec le temps ou plutôt contre
lui : il le concentre, le conserve, donc le vainc et le nie dans son
aspect destructeur. Il nous suffit, en faveur de cette thèse d'un
vivant conçu comme une mémoire minimale, d'évoquer l'ancienne loi
dite de Haeckel selon laquelle "l'ontogenèse récapitule la
phylogenèse ". Il en résulte bien que le corps humain se définit,
dans sa structure même, comme la sédimentation ou le réarrangement
de feuillets et de formations antérieurs à lui. L'embryon n'a-t-il
pas été pisciforme puis amphibie ? Peut-on nier le parallélisme
à la fois embryologique et paléontologique ? L'adulte garde
toujours les " traces " de ses anciennes appartenances ou
de son odyssée (organes rudimentaires qui valent comme témoins et
même
coalescence de territoires, jadis séparés, dont les frontières
subsistent en filigrane). Et tous les vivants sont moins étalés
dans l'espace qu'enfermés dans l'homme seul, arche de Noé à sa
manière:
ce sommet de l'échelle ou de la trajectoire, en même temps qu'il
les dépasse, les contient virtuellement.
C'est pourquoi le vivant doit plutôt être conçu comme ce qui se
maintient, la stabilité structurelle, et non moins par son intériorité,
la réflexivité de soi sur soi : elle s' ébauche timidement avec
le végétal, se prolonge chez l'animal et s'achève parmi les êtres
supérieurs qui s'affranchissent de plus en plus du milieu. Ils s'en
nourrissent, c'est-à-dire qu'ils l'absorbent et donc le nient. En
sens contraire de la vie, la science s'emploie à déplier ce qui
s'est enroulé : l'extériorisation de l'intériorité définit
l'essentiel de la biologie qui transfère et décompose le caché.
Nous en tirons trois conséquences:
1) D'abord, le vivant doit mourir parce qu'il ne peut pas assurer
longtemps cet exploit de l'autonomie relative. L'usure le guette :
le même texte, à force de s'imprimer et de se recommencer à toute
allure, se dénature. Chaque être se cancérise à longueur de
journée et parvient, il est vrai, à corriger les menues déformations
qui l'affectent. Il suffit, en somme, d'une interversion ou d'une
superposition de lettres pour que " le sens" se perde, d'où
d'ailleurs l'importance et la variété des maladies dites "
auto-immunes ", qui viennent de ce que le sujet ne se reconnaît
plus et se comporte vis-à-vis de lui-même comme un étranger à
combattre (la scission interne). On en tire, au passage, la preuve
que la maladie naît toujours au-dedans : elle ne vient pas du
dehors, ou alors, si elle semble en dériver, c'est qu'elle trouve
en nous de la complicité. On n'est malade que de soi et souvent par
soi.
Autre justification d'une mort obligée et salutaire : la stabilité
profonde, constitutive de la vie ou du vivant, ne concerne pas
l'individu mais l'espèce. Et celle-ci ne manque pas d'ailleurs d'en
bénéficier et de jouer de tout son patrimoine chèrement acquis la
sexualité assure alors le brassage (l'autre dans le même) elle
garantit à la fois la solide permanence et l'exploitation de tout
le stock. Si la vie ne saisissait pas l'opportunité de ce
remaniement possible, elle céderait à la logique du recommencement
ou d'une identité misérable. En conséquence, elle recombine. Il
faut donc mourir: si d'ailleurs les vivants ne disparaissaient pas,
ils ne pourraient"pas innover, sans négliger aussi le fait
qu'on assisterait à un encombrement insupportable et une
sursaturation qui vaudrait, de toute façon, la destruction.
Le vivant résulte ainsi d'une double obligation la permanence mais
aussi le renouvellement, deux possibilités qui se contredisent si
on n'aperçoit pas la jointure entre elles. Et pourquoi préserver
ce qui n'aurait pas de prix ? À cet effet, il faut alors admettre
des transformations et de l'originalité (le réarrangement). Aucun
être ne ressemble à aucun autre ; pourtant il y a plus que de la
similitude entre eux: tous participent d'abord du même alphabet et
chacun d'entre eux recourt aux mêmes mécanismes afin de préserver
son identité. Partout nous constatons l'imbrication des deux
exigences, celle du changement (voire des mutations à la faveur des
croisements) et celle de la conservation. Le vivant n'a suspendu le
temps qu'un instant, mais il ne peut pas prétendre à la durée qui
ne concerne que le genre : la vie et la mort sont inséparables.
2) L'homme disparaît d'autant mieux qu'il a vaincu la vie et a réussi
à la transposer: s'il survit déjà dans l'espèce, il en a aussi dépassé
les limites. En effet, notre mémoire s' étiole parce qu'elle s'est
délestée de son fardeau au profit de centres documentaires, notre
jugement s'en remet aux systèmes-experts que nous avons su forger.
L'homme vivant ne cesse pas de fabriquer des machines qui le
remplacent (on en revient à la thèse de l'homme-machine, à la
condition d'inverser les deux termes : non pas que l'homme devienne
une machine mais la machine devient le substitut de l'homme).
3) Finalement, le vivant nous a semblé surtout l'enjeu d'un conflit
entre l'"intérieur" et l'"extérieur". Plus précisément,
la biologie et ses applications multiples courent le risque de trop
" mettre au-dehors " le vivant et d'en méconnaître l'intériorité
basale. C'est bien pourquoi, autant nous avons pu louer son principe
fondateur - mieux saisir le fonctionnement et déplier cette réflexivité
du soi pour soi -, autant il a fallu en limiter l'actuelle
extension. La bioéthique n'a jamais paru autant s'imposer: quand le
savant n'intervenait pas ou si peu, il ne risquait rien à ignorer
les règles de son art, mais à partir du moment où il débusque
les procédures mêmes de la vie, se pose la question de son pouvoir
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