Quoi de
plus naturel que la description des formes et y a t-il
plus ingénu que le souci minutieux avec lequel le
naturaliste dissèque, examine et fixe les contours de tel
ou tel organe avant de se livrer à l'expérimentation ?
Avant de dérouler le drame physiologique qui révélera
les rôles tenus par les différents appareils,
l'anatomiste s' attache en quelque sorte à monter la scène
et à préciser méthodiquement le décor : la bonne
logique veut donc que l'observation morphologique précède
l'étude fonctionnelle. Le naturaliste travaille mutatis
mutandis comme l'historien des guerres anciennes
- Dieu sait au passage combien la biologie exploite le
langage militaire - qui se préoccupe de décrire les
lieux, le relief du sol où se jouera la bataille, avant
de mettre en jeu le courage des soldats ou l'initiative
des généraux, comme si parfois les péripéties de la
lutte et la signification des manoeuvres s'inscrivaient
dans les plis du terrain. En biologie, plus encore, les
fonctions semblent comme ancrées dans les dispositifs matériels.
Le substratum anatomique porte le phénomène
physiologique, aide à le comprendre et permettrait même
de le connaître.
Il faut croire que le bon sens n'a pas manqué aux
philosophes puisque les plus illustres conseillent une
telle méthode, transparente à leurs yeux: sans parler du
Timée de Platon ou d'Aristote, Auguste Comte
s'est le mieux expliqué à ce sujet, avec plus de détails
que Descartes qui n'hésitait pas à écrire:
" Ces fonctions (comme la digestion des viandes, le
battement du coeur, la nourriture et la croissance des
membres) suivent tout naturellement en cette machine de
la seule disposition de ces organes, ni plus ni moins
que font les mouvements d'une horloge, ou autre automate,
de celle de ses contrepoids et de ses roues, on sorte
qu'il ne faut point à leur occasion concevoir en elle
aucune autre âme végétative ni sensitive [...] que son
sang et ses esprits agités par la chaleur du feu qui brûle
continuellement dans son coeur" (12). Plutôt que de
recourir à des principes métaphysiques et incontrôlables,
Descartes nous engage donc à regarder de près la
tuyauterie organique, certain que de la perception claire
de cette machinerie sortira une conception distincte sur
le mécanisme fonctionnel. Chez Auguste Comte l'idée s'épanouit
: "Ma définition de la science biologique s'écarte
beaucoup, il est vrai, des habitudes actuelles en ce
qu'elle a peu d'égards à la distinction vulgaire entre
l'Anatomie et la Physiologie qui s'y trouvent intimement
combinées. Je dois, à ce sujet, directement avouer avec
franchise que, ni sous le point de vue dogmatique ni sous
l'aspect historique, je ne reconnais de motifs suffisants
pour maintenir la séparation ordinaire entre ces deux
faces, rationnellement inséparables à mes yeux, d'un
problème unique" (13). La physiologie représente l'état
dynamique qu'il faut savoir rattacher à l'état statique.
À vrai dire, la physiologie est comme la complication ou
la superstructure de l'anatomie et personne ne contestera
qu'il soit indispensable de connaître la structure d'un
organe avant d'en étudier le jeu. C'est la raison pour
laquelle, dans la classification des sciences biologiques,
l'une précède et commande l'autre.
Auguste Comte célèbre Xavier Bichat. Or, celui-ci ouvre
une ère nouvelle et bouleverse précisément toute la
question: l'anatomie microscopique relaye parallèlement
l'anatomie des organes défaillante et presque
anthropomorphique, en tout cas aperçue à travers les
dimensions et les métaphores humaines. Le microscope aide
à instituer une description sans rapport avec l'ancienne
ni quant à l'objet ni surtout quant à la méthode. Et le
positivisme ne connaît que cette anatomie rationnelle ou
anatomie des tissus. Non seulement nous nous ouvrons à l'étrange
univers des fibres, des cellules, des réticulums, mais
nous poursuivons une savante décomposition: on part du
tissu fondamental pour en dériver successivement les
divers tissus de protection (osseux, scléreux, fibreux,
cartilagineux) obtenus par condensation et consolidation.
Bichat engendre également, à partir de son tissu
fondamental, le groupe des tissus locomoteurs, le
musculaire et le nerveux. Avec la substance interstitielle
et les cellules, la micro-scopie fait de la vie, comme le
géomètre de la géométrie avec de la craie. Remonter
ensuite du tissu à l'organe, puis de l'organe à
l'appareil suscite moins d'attrait.
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