Dans
les deux analyses précédentes concernant la conscience et la vérité
nous avons compris que l'homme était essentiellement: pensée et
liberté.
Pourquoi liberté?
Parce qu'il est pensée et que la
pensée nous conduit vers la vérité qui elle-même exige un détachement
des données immédiates: la liberté implique donc une
transcendance c'est à dire que l'homme est conscience de soi et
présence au monde. Il est présent au monde et à lui-même, cela
parce qu'il en est capable de nature. Il possède cette condition
de possibilité d'être conscient: "la nature de l'esprit
n'est que de penser", écrivait Descartes. Si bien que
notre existence d'être humain ne serait rien d'autre qu'une libération,
un accès à la liberté dans ce monde, à la fois sous une forme
pratique (sur le plan de l'action) et sous une forme spirituelle.
Cela ne va pas
sans rencontrer des difficultés. Toutefois ces obstacles seront
peut-être contournés si nous parvenons à clarifier la notion de
conscience. La conscience n'est pas une chose, elle n'existe donc
pas à la façon d'une chose située dans le monde. Elle est ce
qui permet l'étonnement devant le monde. Le mode d'exister de la
conscience la distingue donc du monde. Elle existe comme une
capacité, un pouvoir d'interrogation radicale du monde: elle
n'est donc pas en lui comme une chose dans une autre chose: elle
est ce qui introduit la distance à l'intérieur de l'opacité des
choses puisque nous prenons du recul par rapport aux choses. Ce
n'est qu'une fois la distance instaurée que le mouvement pourra
naître: le mouvement réflexif de l'esprit.
Il
s'agit d'un double mouvement d'attachement et de détachement par
lequel s'élabore la vérité: qui dit mouvement dit liberté. La
liberté est liée à la réflexion qui nous conduira vers la vérité.
Nous avons expliqué précédemment l'effort de l'esprit:
-Pour lutter contre la fausse subjectivité
qui nous ferait voir les choses comme nous les voudrions et non
comme elles sont.
-Effort pour s'arracher au faux immédiat, aux apparences
trompeuse.
-Effort pour passer en quelque sorte d'une existence perdue à
une existence retrouvée.
Autant dire que l'homme ne peut
exister autrement que dans le monde et pourtant qu'il est par sa
nature étranger à ce lieu: il ne peut exister que dans ce qui ne
peut être son lieu. Pour éviter de se perdre dans un lieu qui
n'est pas le sien, il devra perpétuellement le remettre en
question, le dépasser sans cesse sans pourtant le quitter. Nous
voyons bien que l'essence de l'homme est d'être transcendance.
Si bien qu'il n'y a pas des choses importantes et des choses
secondaires mais qu'au contraire chaque instant de ma vie est
prise de position, libération. Aussi nous devons apporter une
grande attention au terme de transcendance qui est un acte
jamais achevé. Notre liberté est en cours de réalisation, je ne
suis pas absolument, définitivement, une fois pour toutes, libre,
je me libère, je cours toujours vers un horizon, et c'est ce
mouvement qui me fait vivre. Je ne peux pas me réduire au "ceci",
à "l'ici et au maintenant". Je suis penché
sur l'avenir nous dit Bergson. Si je m'occupe de ce qui est "c'est
surtout en fonction de ce qui va être, de ce qui doit être".
Ce qui nous fait homme, c'est cette impossibilité où nous
sommes de nous posséder comme être achevé, absolu, cette
impossibilité de nous connaître. Ce qui nous fait homme c'est ce
manque à être, cette faim qui engendre un désir; désir qui
engendre un mouvement, celui de nous échapper à nous-même.
C'est dans ce mouvement que notre esprit éprouve une plénitude
d'existence.
Nous
assistons là à une progressive conquête de la vérité et de la
liberté. Il y une spontanéité, une inclination, une affinité
de notre esprit et de l'Être. Platon disait que l'esprit est
parent de la vérité. Mais si la vérité est la finalité de
la connaissance elle n'en est pas moins toujours médiation
c'est à dire qu'elle n'est jamais atteinte.
C'est pourquoi être homme c'est refuser d'être une
chose fermée en soi mais c'est accepter de devenir.... ce que
nous sommes: et nous ne sommes pas des objets, voilà pourquoi
nous ne pouvons pas nous connaître: la pensée s'intéresse à
l'objet c'est à dire à ce qui est intelligible, structuré. Mais
comment voulez-vous penser l'existence? Elle n'est pas un objet,
elle est une présence.
Être
présent c'est être présent à quelque chose. Exister
humainement c'est être présent à soi, au monde, à Dieu (Lachièze-Rey:
Le moi, le monde et Dieu). Pas de vérité, pas de liberté
sans rapport, accord, correspondance entre la pensée et l'être:
c'est ce qui en face de soi qui stimule la pensée et qui instaure
un dialogue. Le poète médite, le scientifique questionne, le
mystique prie... et tout silence est bruissant de paroles
qui témoignent de l'activité de notre esprit.
Et c'est bien dans ce terme d'activité que réside toute la
question: l'homme n'est jamais passif. L'anthropologie
philosophique ne permet pas l'accès à un "autre monde"
mais à l'existence humaine qui donne un sens à l'univers
quotidien: cette étude nous apprend que notre existence ne peut
être vécue que dans ce qu'on appelle la négativité,
c'est à dire la découverte de notre finitude, de notre manque à
être d'où naît cet appel vers une plénitude toujours recherchée,
jamais atteinte mais dont le désir nous fait vivre. Je ne possède
pas la vérité mais je ne désespère pas pour autant puisque je
sais qu'il y a une correspondance à établir: à moi de jouer!
Au
départ pourtant la situation me paraît désespérante: je suis
un être limité mais qui est fait de telle sorte qu'il désire la
"totalité". Je n'ai rien et je veux tout! Jeté
dans le monde sans l'avoir voulu, étonné, pressé de le connaître,
le temps m'est compté: peu importe, je mets en jeu toute mes
facultés pour joindre action et contemplation, spéculation et
pratique et, puisque par mon corps je suis un élément infime du
cosmos, je vais essayer de vivre en harmonie avec la nature.
Le
stoïcisme
nous apprend en effet à accepter la nécessité, ce qui ne peut
pas ne pas être; Pour cette école fondée par Zénon au IVème
siècle avant J-C et jusqu'à Épictète et Marc Aurèle, être
libre c'est adopter de bon cœur le déterminisme inéluctable. Il
faut bien remarquer que accepter n'est pas se résigner.
Encore une fois notre esprit ne peut pas être passif. Accepter
c'est comprendre et consentir à la nécessité. Pour être libre
dans l'univers il suffit d'accepter l'univers, on ne peut pas
avoir tout ce que l'on veut, on se libérera en voulant ce que
l'on a. Mais comment accepter tout ce qui nous arrive?
Plus près de nous Spinoza
(1632-1677) adopte le point de vue des stoïciens et nous indique
que le moyen pour se libérer est l'intelligence: il me suffit de
comprendre que tout ce qui nous arrive était nécessaire: il
suffit de coïncider par notre intelligence avec cette nécessité
inévitable, ce déterminisme auquel nous sommes soumis. En effet
pour Spinoza, la liberté est une illusion. Nous ne sommes pas
libres car être libres "c'est être la seule cause de
ces actes". Or nous ne sommes pas spontanément la cause
entière de nos actes. Par nature, nous sommes des êtres finis (=
limités) et faibles. Comment convertir alors en liberté cette
"servitude originelle" de la condition humaine?
Pour être libre il faudrait que l'homme n'accomplisse que des
actions déterminées pas sa nature et non par des causes extérieures
qui le contraindraient. "J'appelle libre une chose qui
est et qui agit par la seule nécessité de sa nature et j'appelle
contrainte une chose qui est déterminé par une autre à exister
et à agir" (Lettre de Spinoza à Schuller).
De toute évidence je ne suis donc pas libre mais déterminé par
des causes extérieures qui ne peuvent pas ne pas être: mais il y
a un moyen de convertir cette nécessité en liberté en
l'acceptant. Je serai apaisé si, lorsque le malheur me frappe,
nous explique-t-il, je peux comprendre que l'enchaînement des
causes et des effets dans l'univers rendait ce malheur inévitable.
"Je cesserai alors d'envisager mes souffrances sous
l'angle borné de mon individualité pour les considérer du point
de vue de la totalité, de la liaison de toute chose",
c'est à dire pour Spinoza du point de vue de Dieu. Je pourrai
accepter avec sérénité cette "nécessité"
en comprenant que "tout découle de l'éternelle détermination
de Dieu avec la même nécessité qu'il découle de l'essence du
triangle que la somme de ces trois angles soit égale à deux
Droits". Certaines choses dépendent de nous, nous en
sommes responsables, elles dépendent de notre libre décision
mais d'autres ... ne dépendent absolument pas de nous. Il ne
s'agit donc pas de les subir mais de les accepter c'est à dire de
les comprendre ou d'essayer ...
Cette
conclusion de Spinoza, empruntée au stoïcisme semble difficile
à admettre. La liberté se réduit pour lui à la conscience de
la nécessité. Devons-nous accepter de nous transformer en "esclaves
volontaires de l'univers". Serions-nous d'autant plus
libres que notre acceptation serait plus intérieure, plus
totales? Cette attitude ne découragerait-elle pas au contraire
toute action?
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