La
notion de loi naturelle soulève un problème aussi passionnant
que déconcertant parce qu’il va nous amener:
—
d’une part à éprouver nos limites
— et d’autre part à voir naître -de nos limites mêmes- une
espérance.
Ainsi
notre dignité "d’être humain" résiderait-t-elle
dans notre faiblesse et dans le pouvoir, que certains jugerons
insensé, de choisir de courir un risque : le risque de dire
"oui" - même lorsque cela nous coûte - à ce dont
notre raison ignore l’origine: le Bien .
La
loi naturelle ou de nature est , dit-on, "écrite au fond
du cœur de l’homme" . Elle est définie comme: "des
règles de conduite fondées sur la nature même de l’homme et
de la société".
Cette
loi qualifiée de "naturelle" implique la nature et plus
particulièrement ici la notion de nature humaine. Si l’homme
est un animal faisant partie de la nature , il n’est pas un
animal comme les autres. Sa raison lui fournit des
"principes". Situé dans le monde de la nature, il est
soumis, comme elle, à la nécessité, au déterminisme. Mais par
sa raison il accède à un monde moral où il ne s’agit plus
simplement de savoir ce qui est, mais ce qui doit être et où règne
la liberté.
Comment
pourtant concilier la nature, le monde moral c’est-à-dire le
monde du devoir-être et la
liberté?
-
Pourquoi,
au lieu de suivre nos penchants naturels, nous
imposerions-nous une discipline de vie? N’est-ce pas être
esclave que d’accepter de nous soumettre , de nous conformer
rigoureusement à ce que nous appelons les"principes"
fournis par la raison?
D’où
vient cette notion "d’obligation morale"?
Pouvons-nous
accomplir un acte uniquement s’il nous est commandé
— fusse par notre raison? Non
— Il faut que la fin nous paraisse bonne .
Mais
d’où proviennent nos mobiles moraux? De quoi dépendent-ils?
C’est-à-dire qu’elle est leur source et vers quoi nous mènent-ils?
Comment
enfin concilier les notions d’obligation, de liberté, de dignité
de notre personne?
En
un mot quel est le fondement de la loi naturelle, de la morale?
Car il faut le constater cette loi existe! "On ne fait
pas la morale d’un peuple car elle existe déjà" , écrivait
Lévy-Brühl en 1903 dans La Morale et La Science des mœurs .
La
morale est une réalité vécue. Nous constatons cette réalité
en nous. Kierkegaard écrivait: "L’individu éthique
n’a pas le devoir hors de lui mais en lui."
Nous
avons conscience que certaines choses nous sont dues, que
d’autres nous sont permises ou pas, que nous devrions agir de
telle ou telle façon... La morale est une réflexion sur la vie,
issue de la vie elle-même (mais devenue en quelque sorte méthodique
puisqu’elle détermine des règles). Il existe donc une moralité
spontanée. Pouvons-nous nous en tenir là? Cette simplicité
n’est qu’apparente . En fait elle cache une réelle complexité.
Que
signifie donc "obligation morale"? D’où proviennent
nos mobiles moraux?
Holbach
(1770) a essayé de l’expliquer. Il considère l’homme comme;
"un être qui sent, qui pense, qui a de l’intelligence,
qui s’aime lui-même, qui tend à se conserver, qui dans chaque
instant de sa durée s’efforce de rendre son existence agréable,
qui pour satisfaire plus aisément ses besoins et se procurer des
plaisirs, vit en société avec des êtres semblables à lui, et
que sa conduite peut rendre favorables ou indisposer contre
lui".
Pouvons-nous
admettre que ces sentiments universels fondent la morale c’est-à-dire
pour Holbach la science de l’homme vivant en société?
Nos devoirs envers nous-même et envers les autres sont nécessaires,
pensent-il, puisqu’ils découlent de notre propre nature d’être
raisonnable et social. En d’autres termes nous tendons au
bonheur mais pour être heureux nous sommes obligés de compter
avec les autres qui vivent et travaillent avec nous, qui nous
regardent, nous jugent. (cf Sartre "l’enfer c’est les
autres"). Nous sommes engagés vis-à-vis d’eux: il y
a échange, obligation morale. Bref: que dois-je faire (sous
entendu pour être heureux)? Il ne faut pas chercher bien loin
pour le savoir. Il suffit de regarder en nous même où habite la
loi morale. Mais pour parvenir à ce bonheur il semble que ce soit
bien plus difficile car il faut nous dit Kant, s’en rendre
digne. Comment? - en respectant la loi en nous, c’est-à-dire en
accomplissant notre devoir.
-
"Afin
de savoir ,écrit Kant ,comment tu dois t’y prendre pour
participer au bonheur et aussi pour ne pas t’en rendre
indigne, c’est dans ta raison seulement que tu trouveras la
règle ... ce qui signifie qu’il n’est pas nécessaire de
l’apprendre par l’enseignement des autres; ta propre
raison t’enseigne et t’ordonne exactement ce que tu as à
faire", c’est-à-dire ton devoir. "Le
devoir c’est la nécessité d’accomplir une action par
respect pour la loi."
Que
faire alors de nos penchants naturels? Il ne s’agit en aucun cas
d’essayer de ne pas en tenir compte (chassez le naturel , il
revient au galop!) mais de les canaliser, de choisir, d’exercer
en fait notre liberté pratique .
Qu’est-ce
en effet que la liberté ?
Si
l’on dit qu’être libre "c’est avoir la faculté de
commencer spontanément un état sans cause antérieure", il
s’agira d’une liberté transcendantale totalement inconditionnée
qui n’est pas la nôtre. Notre liberté est pratique c’est-à-dire
qu’elle nous permet d’agir en rendant notre volonté autonome,
indépendante par rapport à la contrainte des mobiles sensibles,
subjectifs.
Réfléchissons
: D’une part nous sommes , comme l’explique Sartre ,
des "êtres-en -situation", c’est-à-dire
impliqués dans un monde où tous nos actes sont liés
à l’ensemble d’autres actes selon le cours de la
nature et d’autre part nous sommes "auteur"
de nos actes posés , après un choix personnel , libre
, qui nous fait prendre conscience des contraintes et
nous place par conséquent au-dessus d’elles. Nous
disons ainsi que nous devons accomplir tel acte ou que
nous n’aurions pas dû accomplir tel autre acte .
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Le
terme "devoir" ici n’a pas le même sens que lorsque
nous parlons des phénomènes naturels prévisibles, déterminés.
(ex : une pluie torrentielle devra inonder ce village car cette
catastrophe ne peut pas ne pas se produire en vertu de l’enchaînement
causal de tous les phénomènes .)
Ce
n’est donc pas du point de vue de notre existence en tant que
partie de la nature que nous disons que nous devons accomplir tel
acte mais du point de vue de notre existence comme personne, comme
être en soi .
Ainsi
nous affirmons que nos actes ont une autre causalité que celle
qui a lieu dans le temps , nous n’avons pas qu’un caractère
empirique, nous avons un caractère intelligible qui nous fait
affirmer une causalité hors du temps, une causalité inconditionnée,
une liberté. (Il s’agit pour nous non pas de liberté mais de
libération. Plus nous nous libérons des mobiles sensibles plus
nous sommes reliés à cette liberté inconditionnée qui
nous fonde).
Par
exemple quand un homme ment, on peut déterminer ce qui lui a fait
commettre ce mensonge à tel moment, explique Kant. Mais il n’en
reste pas moins que nous avons un sentiment de réprobation vis-à-vis
de cet acte. Cela implique que nous reconnaissons à sa raison la
possibilité d’agir indépendamment de toutes les conditions
empiriques qui l’ont poussé à commettre ce mensonge et nous
pensons que sa raison aurait pu être déterminée autrement,
qu’il aurait dû agir autrement . Nous pensons que sa volonté
aurait dû l’amener à un autre choix , dégagé des contraintes
extérieures, des mobiles sensibles et passionnels .
Ce
qui implique que nous sommes libres d’agir en respectant la loi
naturelle en nous, ou de passer outre. Nous sommes soumis à notre
propre législation c’est-à-dire que nous sommes autonomes. La
morale est fondée sur la liberté.
La
loi naturelle ou loi morale est certes bien un commandement comme
les lois civiles mais un commandement intérieur qui nous oblige
moralement sans nous contraindre matériellement. Il y a liberté
dans l’obéissance à la loi morale parce qu’il y a autonomie.
C’est moi qui décide d’obéir à la loi morale (tandis
qu’aux lois civiles on obéit non par conscience mais par
crainte).
Deux
questions se posent alors:
-
Quand
est-on sûr d’être en présence de cette loi naturelle et
de la respecter? Pourquoi la loi morale nous oblige-t-elle?
-
Comment
faut-il agir ?
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