La
ruine du XXè siècle n'est pas seulement le résultat
d'une conception linéaire et positiviste du Progrès,
elle culmine plutôt avec la folie du forçage du Nom et
l'oubli de l'innommable. Limiter le mal est décision nécessaire
d'une limite : signifier le symbole, le signifiant du
Nom du Père, " adresser aux fils de l'un et
l'autre sexe, l'Interdit " indique Pierre Legendre.
L'attaque nazie de la racine de la filiation rappelle
que toute religion monothéiste met en œuvre la
fonction symbolique du Père ; mais comme le Nom du Père
est toujours le père mort, la mise à mort des fils est
la limite absolue du geste sacrificiel d'Abraham. La
folie radicale de la toute puissance narcissique du
sujet sans Autre qui le divise se traduit par le moment
où les fils tuent leurs pères, non dans l'ordre
symbolique mais dans le Réel de l'histoire. Si la
croyance non pas au père idéal, imaginaire mais au père
symbolique participe de la croyance en l'Autre absolu,
le discours religieux s'il fait inévitablement impasse
sur le Réel peut suspendre efficacement l'attachement
mortifère du sujet au principe d'identité. Hors du
secours de l'image de l'Autre, le lien identitaire, tel
une appartenance, fait objection au fait ontologique
d'une même essence et d'une même origine.
Que " l'Autre n'existe pas " suppose le mathème
lacanien : " La femme n'existe qu'à barrer le La
". Toute logique exterminatrice de l'Autre est
machine à réduire toute forme d'altérité, chaotique
coalescence entre l'idéal et la pulsion, entre Loi et
jouissance. La pureté, la perfection, le pur, le
parfait sont des substances apparentes du Bien car en
fait, le refus du paradoxe prive la vérité du principe
même de son cheminement. L'histoire rémanente du démonisme,
de la sorcellerie et du satanisme démontre le bien-fondé
de l'analyse que Spinoza, avant Freud, fait du Mal
lequel constitue en chaque être le désir possible de
ne pas être. Le démon n'est que la marque de notre
impuissance à exister, à ne pas vivre dans la
puissance de l'être (ou de Dieu). Ce que Deleuze
appelle le " devenir-vampire ". La grande
ligne d'une dé-Cision du Mal est sémantique et depuis
Socrate, Spinoza, Nietzsche jusqu'à Freud et Lacan,
elle emporte une conséquence : il s'agit de ne plus
absolutiser le Mal, de ne plus lui donner le statut
illusoire d'un substantif -le Mal- mais le faire passer
à l'adjectif -le mauvais: il y a ce qui est "
mauvais ", ce qui est " bon " et la seule
réalité du Mal désigne en fait les méchants et l'
absence de tendresse, d'amour dont ils sont capables.
L'incapacité émotionnelle, l'ignorance de l'instant et
de l'extraordinaire découverte -l'après-coup "-
comme instance majeure du temps serait-elle l'annonce de
tous les maux ?
L'oracle de Delphes pour Héraclite ou le Banquet des
philosophes indique ceci : rien ne se dit ou ne se
cache: la vérité, telle une femme, Diotime, se suggère
par des signes, à demi-mot, à mots couverts, selon
l'ordre linéaire du signifiant… L' accusé de réception
freudien d'Héraclite ou de Socrate DONNE à entendre la
vérité dans l'hymen, le voile des mots et des
choses… Le Mal serait l'illusoire croyance à la
transparence du réel qui serait la fin de l'énigme de
la " présence " elle-même et la perte de l'évidence
naturelle. La distinction de l'être et du paraître est
précisément le geste inaugural du dialogue socratique
: comment rechercher " ensemble " la vérité
?
L'analyste n'est n'engendré pas la vérité de
l'analysant, il rend possible l'émergence du chiffrage
de sa division au lieu de l'Autre, qui telle une vérité
fictive, se découvre ne plus exister en son statut de réalité
mais de fantasme : sorte de cadre, de " fenêtre
" de lunette qui permet à un sujet d'affronter le
rien, l'abîme d'où qui ordonne la perspective de
l'objet de son désir, seule orientation humaine au-delà
de la douleur d'exister.
Il y a peu de remède contre la bêtise, sauf la "
bonté bête " évoquée par quelques rescapés de
la misère concentrationnaire. Lacan allait jusqu'à
dire que la psychanalyse, la cure analytique n'était
pas un remède contre la connerie: si un débile fait
une analyse il devient canaille, si c'est une canaille,
il devient débile ! La bêtise est-elle une forme
radicale, intraitable du Mal, stigmatique d'une origine
ineffable : " l'homme, animal déterritorialisé
" écrit Deleuze. Clonage et pornographie sont également
une seule et même violence, le déni du singulier au cœur
de l'universel ou l'inverse, le terrassement du
singulier par l'universel ou encore, l'exhibition d'un
singulier qui ne parvient jamais à s' exprimer dans
l'universel ; l'idiotie du Réel déclenche inéluctablement
une logique du pire . La tragédie circulaire de l'autoréférence,
de la vie et de la mort de Narcisse, c'est que l'autre
est d'autant plus aimable qu'il se présente comme le
reflet, l'ombre de lui-même. Le comble du Mal et
probablement du Malheur pour ce philosophe -si proche de
la théorie psychanalytique mais si loin de la clinique
- c'est bien sûr de donner une quelconque existence ou
réalité au non-être. Dans la catastrophe psychique
qui se nomme " dépression " - de deuil ou de
mélancolie - la conséquence de l'effondrement mental
est exactement l'absence d'oubli, absence acharnée -ou
désincarnée : dans la psychose notamment- de l'oubli
de l'oubli de ce qui fait le charme intensif de
l'existence, du simple sentiment de vivre, l'attrait
singulier, intensif des situations, dans la série
banale et imprévisible du détail quotidien. La formule
freudienne de l'horreur psychique serait un sujet sans
objet, voire la folle identification du sujet avec
l'objet perdu .
Notes:
L'œuvre de Clément Rosset est aussi vigoureuse
qu'originale. Fait rarissime pour un philosophe, le récit
d'Episodes Cliniques. Route de nuit, et Loin de moi,
N.R.F. 1999. Cf. aussi Louis Althusser, L'avenir dure
longtemps suivi de Les Faits (autobiographies)
Stock/Imec1992.
Freud Métapsychologie, "Deuil et mélancolie"
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