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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

LE MAL par Jean Louis Blaquier

Dé-cisions du Mal : philosopher, psychanalyser

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  • 3. Logiques du pire (suite)

La ruine du XXè siècle n'est pas seulement le résultat d'une conception linéaire et positiviste du Progrès, elle culmine plutôt avec la folie du forçage du Nom et l'oubli de l'innommable. Limiter le mal est décision nécessaire d'une limite : signifier le symbole, le signifiant du Nom du Père, " adresser aux fils de l'un et l'autre sexe, l'Interdit " indique Pierre Legendre. L'attaque nazie de la racine de la filiation rappelle que toute religion monothéiste met en œuvre la fonction symbolique du Père ; mais comme le Nom du Père est toujours le père mort, la mise à mort des fils est la limite absolue du geste sacrificiel d'Abraham. La folie radicale de la toute puissance narcissique du sujet sans Autre qui le divise se traduit par le moment où les fils tuent leurs pères, non dans l'ordre symbolique mais dans le Réel de l'histoire. Si la croyance non pas au père idéal, imaginaire mais au père symbolique participe de la croyance en l'Autre absolu, le discours religieux s'il fait inévitablement impasse sur le Réel peut suspendre efficacement l'attachement mortifère du sujet au principe d'identité. Hors du secours de l'image de l'Autre, le lien identitaire, tel une appartenance, fait objection au fait ontologique d'une même essence et d'une même origine.

Que " l'Autre n'existe pas " suppose le mathème lacanien : " La femme n'existe qu'à barrer le La ". Toute logique exterminatrice de l'Autre est machine à réduire toute forme d'altérité, chaotique coalescence entre l'idéal et la pulsion, entre Loi et jouissance. La pureté, la perfection, le pur, le parfait sont des substances apparentes du Bien car en fait, le refus du paradoxe prive la vérité du principe même de son cheminement. L'histoire rémanente du démonisme, de la sorcellerie et du satanisme démontre le bien-fondé de l'analyse que Spinoza, avant Freud, fait du Mal lequel constitue en chaque être le désir possible de ne pas être. Le démon n'est que la marque de notre impuissance à exister, à ne pas vivre dans la puissance de l'être (ou de Dieu). Ce que Deleuze appelle le " devenir-vampire ". La grande ligne d'une dé-Cision du Mal est sémantique et depuis Socrate, Spinoza, Nietzsche jusqu'à Freud et Lacan, elle emporte une conséquence : il s'agit de ne plus absolutiser le Mal, de ne plus lui donner le statut illusoire d'un substantif -le Mal- mais le faire passer à l'adjectif -le mauvais: il y a ce qui est " mauvais ", ce qui est " bon " et la seule réalité du Mal désigne en fait les méchants et l' absence de tendresse, d'amour dont ils sont capables. L'incapacité émotionnelle, l'ignorance de l'instant et de l'extraordinaire découverte -l'après-coup "- comme instance majeure du temps serait-elle l'annonce de tous les maux ?

L'oracle de Delphes pour Héraclite ou le Banquet des philosophes indique ceci : rien ne se dit ou ne se cache: la vérité, telle une femme, Diotime, se suggère par des signes, à demi-mot, à mots couverts, selon l'ordre linéaire du signifiant… L' accusé de réception freudien d'Héraclite ou de Socrate DONNE à entendre la vérité dans l'hymen, le voile des mots et des choses… Le Mal serait l'illusoire croyance à la transparence du réel qui serait la fin de l'énigme de la " présence " elle-même et la perte de l'évidence naturelle. La distinction de l'être et du paraître est précisément le geste inaugural du dialogue socratique : comment rechercher " ensemble " la vérité ?
L'analyste n'est n'engendré pas la vérité de l'analysant, il rend possible l'émergence du chiffrage de sa division au lieu de l'Autre, qui telle une vérité fictive, se découvre ne plus exister en son statut de réalité mais de fantasme : sorte de cadre, de " fenêtre " de lunette qui permet à un sujet d'affronter le rien, l'abîme d'où qui ordonne la perspective de l'objet de son désir, seule orientation humaine au-delà de la douleur d'exister.

Il y a peu de remède contre la bêtise, sauf la " bonté bête " évoquée par quelques rescapés de la misère concentrationnaire. Lacan allait jusqu'à dire que la psychanalyse, la cure analytique n'était pas un remède contre la connerie: si un débile fait une analyse il devient canaille, si c'est une canaille, il devient débile ! La bêtise est-elle une forme radicale, intraitable du Mal, stigmatique d'une origine ineffable : " l'homme, animal déterritorialisé " écrit Deleuze. Clonage et pornographie sont également une seule et même violence, le déni du singulier au cœur de l'universel ou l'inverse, le terrassement du singulier par l'universel ou encore, l'exhibition d'un singulier qui ne parvient jamais à s' exprimer dans l'universel ; l'idiotie du Réel déclenche inéluctablement une logique du pire . La tragédie circulaire de l'autoréférence, de la vie et de la mort de Narcisse, c'est que l'autre est d'autant plus aimable qu'il se présente comme le reflet, l'ombre de lui-même. Le comble du Mal et probablement du Malheur pour ce philosophe -si proche de la théorie psychanalytique mais si loin de la clinique - c'est bien sûr de donner une quelconque existence ou réalité au non-être. Dans la catastrophe psychique qui se nomme " dépression " - de deuil ou de mélancolie - la conséquence de l'effondrement mental est exactement l'absence d'oubli, absence acharnée -ou désincarnée : dans la psychose notamment- de l'oubli de l'oubli de ce qui fait le charme intensif de l'existence, du simple sentiment de vivre, l'attrait singulier, intensif des situations, dans la série banale et imprévisible du détail quotidien. La formule freudienne de l'horreur psychique serait un sujet sans objet, voire la folle identification du sujet avec l'objet perdu .


Notes:
L'œuvre de Clément Rosset est aussi vigoureuse qu'originale. Fait rarissime pour un philosophe, le récit d'Episodes Cliniques. Route de nuit, et Loin de moi, N.R.F. 1999. Cf. aussi Louis Althusser, L'avenir dure longtemps suivi de Les Faits (autobiographies) Stock/Imec1992.
Freud Métapsychologie, "Deuil et mélancolie" .