II
Psychanalyser : le sériel de la structure et
l'orientation éthique de l'acte analytique.
Si
la mort est une figure centrale du Mal, elle est aussi
ouverture à la castration, seule voie d'accès au désir
qui délie la souffrance psychique. Si le psychanalyste
doit savoir ignorer ce qu'il sait ; il ne doit donc
faire l'impasse ni sur la question de l'Etre, ni sur le
pli de la différence ontologique évité justement par
le discours métaphysique, en sa duplicité, autant de
chicanes imaginaires pour le travail de l'analysant et
de l'analyste.
Bien des générations d'analystes ont lu Nietzsche sans
voir ce que souligne Heidegger: "la pensée de
Nietzsche est consacrée à la délivrance de l'esprit
de vengeance". L'enjeu d'une cure est bien sous le
signe du clinamen libérateur de tout ressentiment:
haine de soi, haine de l'autre, haine de l'Autre.
Fondamentalement n'est-elle pas ouverture du sujet à la
dimension symbolique, autopoétique de la parole dans un
régime de désir (un régime de pensée ?) intriqué à
l'affirmation première de cette fiction anthropologique
et philosophique-clef qu'est Eros, présentification ou
figure-témoin de l'Enigmatique non existence de l'Autre
et de l'innommable du Réel ?
L'Autre, la jouissance de l'Autre en psychanalyse, lieu
du dépôt de ce que le langage commun appelle le Mal,
suppose une fiction métaphysique traversée celle d'un
sujet transparent, un sujet indivisible, un sujet
totalisable: la structure intentionnelle ou réfléchie
de la conscience n'est pas le centre du psychisme
puisque toute la découverte freudienne vise à décentrer
le sujet de son socle identitaire, le moi, l'ego, l'ego
cogito. Simultanément le miroir de l'Autre n'est pas
sans dimension de tromperie à propos de l'amour dont
Freud soutient qu'il se trouve immanquablement hypothéqué
par le narcissisme. Narcisse est une grande allégorie
antiphilosophique du Malheur, de la méchanceté, l'acte
de philosopher véritable se soutient de la traversée
du miroir, de la découverte de l'Etre ou de l'Autre
comme cause de la vérité. L'Eros, conducteur
ontologique, dans la clinique analytique situe son
Ouvert au-delà de la haine confondue avec le
ressentiment: l'Eros comme souci de soi est triple:
critique, antiphilosophie, dépassement de la métaphysique.
Cliniquement l'antiphilosophie est dépassement des
mirages narcissiques de toute puissance infantile et résolution
de cette aporie par le symbolique exposé à l'irréductible
du réel à inventer. Telle est une des tâches de
l'intellectuel engagé depuis le siècle de Freud. La
Behajung, écrira Freud, "appartient à l'Eros"
soit encore la stratégie " primultime ", immémoriale
de la vie. Techniquement cela engage la responsabilité
du désir de l'analyste soutenant immanquablement
l'autre comme X, objet radicalement inconnaissable. Cela
permet de redéfinir la posture éthique du
psychanalyste face à la vérité clinique de son acte,
toujours déjà requise par la force inventive de la
singularité de l'interprétation. De même qu'avec la
clinique analytique, la Chose, Ding, la mère vient à
la place du péché ; l'éthique de l'analyste vient à
la place de l'ontologie. L'antiphilosophie de Lacan
provoque en fait une dé-cision du Mal, une désontologisation
de l'inconscient , seule condition de l' acte analytique
puisque c'est du vide de la vérité de l'inconscient
structuré comme une fiction que se décide le passage
au psychanalyste, ainsi que l' éperon du Bien-dire dont
s'ordonne et s'oriente toute cure analytique.
Philosopher, analyser, éduquer, gouverner constituent
quatre dé-cisions qui fragmentent, déconstruisent,
traversent le Malaise du sujet dans la civilisation
puisque c'est de l'impossible que s'oriente, se décide
chacune de ces quatre pratiques dont se soutient le Nom
des hommes, leur Nom propre, le propre de leur nom même
au cœur même de l'impropre de ce qui les rend étranger
en eux-mêmes, à eux-mêmes. Le nom commun du Bien
n'apparaît ni comme l'utopie d'une communauté des
hommes sans inconscient, ni comme l'utopie d'une société
qui aurait renoncé à la question dogmatique du Texte,
de la Loi, du Droit (Pierre Legendre) ou à celle plus récente
qui émerge dans nos cultures gréco-chrétienne, les
multitudes du socius libérées par l'intelligence
collective (Pierre Lévy). Le mal est bel et bien
absence, privation, manque de ce qui donne consistance
imaginaire puis réelle (la méchanceté) au Mal sous
trois formes parfaitement repérées par la génération
lacanienne :
- le simulacre (être fidèle terrorisant d'un faux événement)
- la trahison (céder sur une vérité au nom de son intérêt)
- le forçage de l'innommable ou le désastre selon
Blanchot (croire que la puissance de la vérité est
totale ).
Si, depuis Socrate puis Freud, l'éthique se mesure aux
conséquences de l'acte et non à ses bonnes intentions
au demeurant chaque fois punies, surmonter l'indécision,
supporter la dé-cision, la coupure, la castration, le
rien au coeur de toute division (Spaltung) de l'être,
du sujet, du désir, sera la vraie condition de l'éthique.
C'est toujours la conjonction du Désir et de l'Ethique
pour un sujet qui, de la traînée du réel, nous
laissera seulement l'ombre du Mal afin que, sans presser
le pas, le bref éclat de la vie soit juste avec nous,
juste avec nous pour l'Autre.
J.L. Blaquier Enseignant en philosophie,
psychanalyste. E-Mail jealier @ wanadoo.fr
Notes:
LACAN, J, E., ibid, p. 335.
Le temps de savoir Revue de psychanalyse La Cause
Freudienne Navarin, Seuil, avril 2000. Cf. L'article de
Marie Hélène Briole. <<L'orientation
lacanienne>> : " Le temps de savoir. "
Badiou Alain L'Ethique (Essai sur la conscience du Mal)
Hatier1993. |