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Ortega y Gasset philosophe de l’Histoire

par Charles Cascalès, agrégé de philosophie,
auteur de ‘L’humanisme d’Ortega y Gasset’, PUF,1957

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I- La philosophie d'Ortega y Gasset (suite)

  • B) La théorie de la vie (suite)

b) Le concept de réalité radicale. (suite)

L'être est donc un horizon dont le centre est l'individu. La circonstance n'est d'abord qu'un entourage composé de pures énigmes et qui ne prend figure de monde qu'à travers une interprétation déterminée. Dans El Hombre y la gente (1949), Ortega précise ce qu'il appelle les " lois structurales " du monde qui définissent non les choses qu'il y a dans notre monde, mais la forme permanente de ce dernier, son, anatomie, en quelque sorte. On peut résumer cette description, proche de la phénoménologie de Husserl, en retenant les points suivants : à chaque instant, le monde se compose de présences et de co-présences, de choses manifestes et de choses latentes ; une chose ne nous -est jamais donnée seule, mais nous la percevons toujours sur le fond de ce à quoi nous ne prêtons pas attention ; la corporéité humaine m'interdit l'ubiquité et m'ouvre le monde comme une perspective, moi, mon corps et ici coïncidant toujours comme point de vue irréductible ; ce point de vue n'est pourtant pas celui d'un spectateur, les choses étant d'abord réparties en "champs pragmatiques" ou "champs de sujets de préoccupation", puisqu'elles ne sont originellement que de pures énigmes.

Si nous passons à Présent de la structure du monde à son contenu, nous y découvrons également une hétérogénéité foncière, celle qu'enregistre la tradition en distinguant banalement la pierre, la plante, l'animal et l'homme. Phénoménologiquement, ce qui différencie le minéral de l'animal est évident: si la pierre que je lance existe pour moi, en revanche, je n'existe pas pour elle, tandis que non seulement l'animal existe pour moi, mais j'existe aussi pour lui, et c'est de cette réciprocité que je tiens compte, dans mes rapports avec lui, en fonction de l'espèce à laquelle il appartient. C'est cette coexistence que nous retrouvons dans le rapport social que les hommes nouent entre eux. Et Ortega formule ainsi ce qu'il appelle un premier théorème social : "Avant que chacun de nous eût pris conscience de lui-même, il avait déjà fait l'expérience fondamentale qu'il y a ceux qui ne sont pas "moi", les Autres".

C'est cette ouverture à l'autre, cet altruisme fondamental (2) qui fait de notre vie une vie partagée, une "vie en dialogue" disait Martin Buber, une "covivance" (convivencia) comme le dit Ortega, une convivialité, si l'on préfère. Et de même que la corporéité ordonne le monde en perspective, la convivialité fait
du monde une réalité objective: c'est l'altérité d'Autrui qui se projette sur le monde qui nous est commun ; le dit monde objectif, qui est celui de tous les humains en tant qu'ils forment une société, est le corrélat de celle-ci et finalement de l'humanité entière. La conséquence est que le monde objectif ne peut pas être composé de choses qui se réfèrent à tel ou tel d'entre nous : elles ont un être propre qui échappe à chacun et lui résiste. C'est dire encore que je vois le monde et ma vie selon la manière dont les Autres les qualifient, les interprètent.

C'est dans le cadre de la "covivance" que s'ouvrent les deux directions de la vie interindividuelle et de la société : "Le social apparaît, non comme on l'a cru jusqu'ici en s'opposant à l'individuel, mais par contraste avec l'interindividuel". Et c'est l'usage qui révèle la spécificité du social comme habitude collective échappant à mes prises et s'imposant à moi. Le social n'est pas ma vie mais une insociale. Ainsi tout le social est une machine à conserver, en la fossilisant sous forme d'institutions, de la vie humaine personnelle : des individus créent une manière de faire nouvelle qui devient un usage, destiné à tomber plus tard en désuétude. Les dimensions sociales déterminantes apparaissent dans la langue et l'opinion publique (le "dire" des gens), la "vigueur" des usages, des institutions et des lois, dans le "pouvoir public", enfin. Tout le social est donc porteur des caractères que les philosophes n'attribuent communément qu'au droit : il ne dépend pas de l'adhésion individuelle et il sert d'instance supérieure à laquelle chacun peut recourir. Comme l'écrit Ortega :

"Les mots n'ont pas une étymologie parce qu'ils sont des mots mais parce qu'ils sont des usages. Mais cela nous oblige à reconnaître et à déclarer que l'homme est essentiellement, de par son inexorable destin de membre d'une société, l'animal étymologique Ainsi l'histoire entière ne serait qu'une immense étymologie, le grandiose système des étymologies. Et c'est pourquoi l'histoire existe, et c'est pour cela que l'homme a besoin d'elle, parce qu'elle est l'unique discipline qui peut découvrir le sens de ce que l'homme fait et partant de ce qu'il est".

Voyons donc comment il peut y avoir une connaissance du passé humain.


2 : " Ce fut une erreur incalculable que de soutenir que la vie, laissée à elle-même, tend à l'égoïsme alors qu'elle est, dans sa racine et dans son essence, altruiste. " vie est le fait cosmique de l'altruisme et elle n'existe que comme perpétuelle émigration du Moi vital en direction de l'Autre." (Le thème de notre temps, chapitre VIII).

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