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Ortega y Gasset philosophe de l’Histoire

par Charles Cascalès, agrégé de philosophie,
auteur de ‘L’humanisme d’Ortega y Gasset’, PUF,1957

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II Le fondement de la connaissance historique

B) Un galiléisme de l'histoire (suite)

c) Comment analyser le cours de l'histoire?

C'est dès 1923, dans El tema de nuestro tiempo, qu'apparaît le concept de génération à partir duquel Ortega élaborera la méthode des générations dans En torno a Galileo (1933).

Le concept de génération a souvent été employé par les historiens de la littérature et de l'art pour situer les variations du goût dans le cours des temps. Ortega l'emploie dans un sens plus méthodique, plus général et plus profond ; pour lui, ce sont les générations qui font l'histoire, autrement dit, le sujet de l'histoire, c'est la génération. Chaque génération prise en elle-même constitue une unité de pensées de sentiments, de croyances, d'aspirations et d'entreprises ; elle a sa "sensibilité vitale" propre qui déterminera tous les caractères particuliers à une époque. La génération est conçue comme l'élément premier de l'histoire, le chaînon de la grande chaîne, "le gond sur lequel l'histoire exécute ses mouvements", dit Ortega. Le fait le plus élémentaire de la vie humaine, fait-il remarquer, c'est que certains hommes meurent et que d'autres naissent, que les vies se succèdent. Toute vie humaine est donc intercalée entre des vies qui la précèdent et d'autres qui la suivent : là est le fondement des changements qui affectent la structure du monde, la cause première du devenir. La finitude humaine tient en effet au temps qui enferme chaque vie entre la naissance et la mort : l'âge consiste pour chaque homme à se trouver toujours en un certain point du temps qui lui est imparti, au commencement, ou dans la première moitié, au beau milieu, ou en direction de la fin, c'est-à-dire dans l'enfance, dans la jeunesse, dans la maturité ou dans la vieillesse. Mais cela implique que toute actualité historique, tout "aujourd'hui" comporte en réalité trois temps distincts, trois "aujourd'hui" différents, ou, autrement dit, que le, présent est riche de trois dimensions vitales qui coexistent bon gré mal gré en lui, nouées les unes aux autres et condamnées, du fait même de leurs différences, à être en lutte les unes contre les autres. "Aujourd'hui", c'est pour les uns avoir 20 ans, pour les autres, 40 ou 60 ans.

Le concept ortéguien de génération n'apparaît donc qu'à la faveur d'une distinction radicale séparant la contemporanéité (sont contemporains tous ceux qui vivent dans un même temps, une même atmosphère, un même monde) et la coétanéité (le fait d avoir le même âge). Tous ceux qui appartiennent à une même époque n'ont pas le même âge : c'est pourquoi ils ne s'entendent pas entre eux à propos du monde dans lequel ils coexistent et qu'ils contribuent à former de différentes façons. Si tous les contemporains avaient le même âge, l'histoire arrêterait son cours ; c'est grâce à la différence des âges que l'histoire est changement, devenir incessant. Il ne faut donc pas entendre la suite des générations comme une succession généalogique de classes d'âges différentes (fils, pères, grands-pères), mais comme l'empiètement et le conflit des différentes classes d'âges au sein d'un même monde en train de changer du fait même de cet affrontement. Une génération est donc l'ensemble de ceux qui ont le même âge à l'intérieur d'un cercle donné de coexistence. Le concept de génération ne comprend fondamentalement par conséquent que deux éléments : avoir le même âge et avoir un contact vital quelconque. Si ce concept exprime l'articulation effective de l'histoire, il nous livre, par là-même, la méthode fondamentale pour l'investigation historique.

"Dans ce que l'on appelle "aujourd'hui", dans tout "aujourd'hui" plusieurs générations vont articulées ensemble, et les relations qui s'établissent entre elles, selon la diversité des conditions propres aux différents âges, représentent le système dynamique d'attractions et de répulsions, de concordance et de discordance qui constitue à chaque instant la réalité de la vie historique. L'idée des générations, transformée en méthode d'investigation historique, ne consiste qu'à projeter cette structure sur tout le passé. Toute autre démarche reviendrait à renoncer à découvrir la réalité authentique de la vie humaine en chaque temps -ce qui est la mission de l'histoire. La méthode des générations nous permet de voir cette vie du dedans, dans son actualité. L'histoire consiste à convertir virtuellement en présent ce qui est déjà passé. C'est pour cela -et non seulement dans un sens métaphorique que l'histoire est une résurrection du passé. Et comme on ne peut vivre qu'actuellement et présentement, nous ne pouvons que nous transporter dans l'actualité et le présent d'autrefois, pour les regarder non pas du dehors, comme déjà révolus, mais comme en train de se faire."

La méthode des générations fait ainsi apparaître la réalité historique comme étant constituée à chaque instant par la vie des hommes qui ont entre 30 et 60 ans. Mais ce qui est décisif, selon Ortega, c'est de concevoir que ces contemporains qui n'ont pas le même âge se divisent en deux générations. La réalité historique est faite par des hommes qui se situent dans deux étapes différentes de la vie : de 30 à 45 ans, c'est une étape de gestation ou de création et de polémique -, de 45 à 60 ans, c'est une étape de domination et de commandement. Ceux-ci vivent dans le monde qu'ils se sont construit ; ceux-là sont en train d'édifier leur monde. Il n'y a pas deux tâches vitales, deux structures de la vie plus différentes. Il y a donc toujours deux générations qui prennent en main en même temps la réalité historique et il semblerait que celle-ci procède par vagues successives de quinze ans, "quinze ans de gestation et quinze ans de gestion", dit Ortega. Et de ce point de vue, il importe au plus haut point pour l'historien de pouvoir déterminer les dates qui délimitent chaque génération. Ortega propose de distinguer comme " génération décisive " la génération qui sans être encore créatrice n'est plus pour autant héritière. Par exemple, pour l'Age Moderne, dans l'ordre de la philosophie et des sciences, la période qui s'étend de 1600 à 1650 renferme cette génération décisive. Pour l'y situer exactement, il suffit de considérer Descartes comme "l'éponyme de la génération décisive". Dès lors, tout s'ensuit mathématiquement. C'est en 1626 que Descartes a trente ans : si nous remontons jusqu'en 1611, nous trouvons la génération de Hobbes et Grotius ; puis jusqu'à 1596, nous rencontrons celle de Galilée, Kepler, Bacon ; jusqu'à 1581, nous trouvons Giordano Bruno, Tycho Brahe et Cervantes.

Par cet exemple, Ortega veut faire ressortir le caractère objectif du concept de génération : c'est le devenir lui-même qui se produit comme série effective de générations. Est-il possible de déterminer plus précisément cette production de l'histoire ? C'est ce qu'il nous reste à voir en envisageant à présent comment, au sein de l'histoire, la crise se différencie du changement.

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