° Rubrique philo-fac > Ortega y Gasset

- PHILO RECHERCHE - FAC

Ortega y Gasset philosophe de l’Histoire

par Charles Cascalès, agrégé de philosophie,
auteur de ‘L’humanisme d’Ortega y Gasset’, PUF,1957

Page index Ortega y Gasset

| p-1| p-2 | p-3 | p-4 | p-5  | p-6 | p-7 | p-8 | p-9 | p-10 | p-11 | p-12 | p-13 | p-14 | p-15 | p-16 | Bibliographie

Site Philagora, tous droits réservé

_________________

III Histoire, changement et crises

Pierre-Henri Simon remarquait dans son essai L' Esprit et l'Histoire (5) que toute conception de l'histoire doit toujours se prononcer sur deux questions : "L'esprit de l'homme est-il le principal moteur des événements ou, au contraire, ceux-ci suivent-ils un cours naturel et déterminé qui provoque les attitudes de la conscience? C'est l'a première question. Fatal ou libre, le sens de l'histoire est-il rassurant pour l'homme, celui-ci doit-il désespérer devant la succession séculaire des malheurs et des violences ou, au contraire, peut-il croire, sinon à une finalité nécessaire d'ordre et de paix, du moins à une progression normale vers une situation meilleure, à un salut possible de l'espèce ? C'est la seconde question." Si nous appliquons ce schéma à la philosophie d'Ortega, nous aurons à préciser quel est, pour lui, le phénomène primitif décidant du cours de l'histoire, et quelle représentation du progrès il nous propose.

A) L'histoire est un système

a) Quel est le moteur de l'histoire ? C'est en rapportant l'histoire à la réalité radicale que L'histoire comme système (19357répond à cette première question. La caractéristique la plus banale et en même temps la plus importante de la vie humaine est qu'il faut toujours faire quelque chose pour se maintenir dans l'existence : la vie est à faire, la vie est affairement, répète Ortega en jouant sur les mots ("La vida es quehacer"). Mais pour décider de ce qu'on va faire, il"faut avoir des convictions sur le monde alentour.

"De là vient que l'homme doit être sans cesse dans quelque croyance, que la structure de sa vie dépend d'une façon primordiale des croyances dans lesquelles il est, et que les changements les plus décisifs de l'humanité sont des changements de croyances, l'intensification ou l'affaiblissement des croyances.

Le diagnostic d'une existence humaine -d'un homme, d'un peuple, d'une époque doit commencer par le répertoire des convictions. Elles sont le sol de notre vie. "

L'homme s'invente un programme de vie, une forme d'être stable pour répondre de façon satisfaisante aux difficultés que lui oppose la vie : il passe par l'être stoïcien, l'être chrétien, l'être rationaliste. L'homme n'est voué à aucune de ces inventions : il les traverse, il les habite puis les délaisse. C'est dire que la vie humaine n'est pas une entité qui change accidentellement : ce qui est proprement son être -c' est très précisément le changement, ou, autrement dit, de n'avoir pas d'être. C'est pourquoi il est impossible d'assigner des limites à ce que l'homme peut être à ce que l'humanité peut devenir, en dehors du passé lui-même, parce que ce que nous avons été agit d'une façon négative sur ce que nous pouvons être. Ce que la nature est aux choses l'histoire l'est à l'homme, l'histoire en tant que série des formes différentes et successives de l'être-homme. Chaque homme s'explique par sa société et chaque société, à son tour, par ce qu'elle a été, ce en quoi elle a cru pour faire ce qu'elle a fait.

"L' hier ne saurait s'expliquer sans l'avant-hier. L'histoire est un système, le système des expériences humaines qui forment une chaîne inexorable et unique. De là vient que rien ne peut être clair dans l'histoire tant que tout n'y est pas clair. Il est impossible de bien comprendre ce qu'est cet homme "rationaliste" européen si l'on ne sait pas bien ce que fut être chrétien, sans savoir-ce que fut être stoïcien, et ainsi de suite. Et ce systématisme rerum gestarum agit de nouveau et retrouve son pouvoir dans l'histoire comme cognitio rerurn gestarum. Tout terme historique, pour être précis, doit être
fixé en fonction de toute l'histoire, ni plus ni moins que dans ' la Logique de Hegel chaque concept ne vaut que pour le vide que lui laissent les autres. ""

Si toute vie humaine surgit dans une société munie à la fois d'une idéologie et d'une technique, on voit comment pour Ortega, l'idéologie est le facteur déterminant.

b) Comment faut-il concevoir le progrès ? Si l'histoire est pour l'homme une thésaurisation d'être, il n' est pourtant pas possible d'assurer a priori que l'humanité s'achemine vers un mieux-être. C'est précisément parce que le changement est consubstantiel à l'homme qu'on ne peut soutenir le déterminisme absolu de l'histoire. Ortega écrit à ce sujet " je pense que toute vie et partant la vie historique, est composée de purs instants dont chacun est relativement indéterminé par rapport au précédent, de sorte que la réalité vacille en lui, piétine sur place et hésite à se décider pour l'une ou l'autre des différentes possibilités" (La révolte des masses). Il n'y a aucune raison non plus de nier la réalité du progrès, mais il faut en corriger la notion qui nous le ferait considérer comme une négation du passé : si le cours de l'histoire est irréversible, c'est parce que l'être présent de l'homme inclut toujours son passé : "nier le passé est absurde et illusoire, car le passé c'est le naturel de l'homme qui revient au galop."

Qu'est-ce donc que le progrès pour Ortega ?

"Les gens frivoles pensent que le progrès humain consiste en un accroissement quantitatif des choses et des idées. Non. Le véritable progrès, c'est l'intensité de plus en plus forte avec laquelle nous percevons une demi-douzaine de mystères essentiels qui, dans la pénombre de l'histoire, palpitent, vivants comme des cœurs" (El Espectador).

C'est pourquoi l'idée d'un progrès inéluctable est non seulement erronée mais encore pernicieuse car elle nous dissimule l'insécurité radicale qui fait le fond de toute vie. C'est du "sentiment tragique de la vie", comme disait Unamuno, que jaillit toute création, et l'idéologie du progrès risque d'agir comme un opium. Aussi peut-on inscrire au compte du progrès l'apparition du "sens historique" à travers le XIXe siècle européen : c'est là véritablement un nouvel organe avec lequel l'homme perçoit l'homme. C'est par lui que s'aiguise en nous la conscience de la fragilité des acquisitions humaines de tous ordres : c'est grâce à lui que "nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles."

Nous savons quel est le principe du changement historique. Il nous faut voir à présent quelles en sont les différentes modalités

5 : Armand Colin, 1954.
6 : Traduction française en 1946, chez Stock.

Page suivante: Changement dans le monde et changement du monde.

Infogerance hebergement serveurs haut debit