B)
Un galiléisme de l'histoire (suite)
a) Comment l'histoire peut-elle être une
science?
C'est dans un cours professé en 1933, En torno a
Galileo, qu'Ortega pose le problème de la connaissance historique en revendiquant pour l'histoire un statut identique à celui que Galilée, avec Descartes, avait su donner à la nuova scienza :
"La science est interprétation des faits. Par eux-mêmes, ils ne nous livrent pas la réalité ; au contraire, ils l'occultent, c'est-à-dire qu'ils nous posent le problème de la réalité. S'il n'y avait pas de faits, il n'y aurait pas de problèmes, il n, aurait rien d'énigmatique, rien de caché se donnant précisément a
désocculter, à découvrir. Le mot avec lequel les Grecs désignaient la vérité est
alétheia, qui veut dire que l'on opère un dévoilement, que l'on retire le voile qui cache et recouvre quelque chose. "
Aussi bien l'innovation de Galilée ne fut-elle pas -l'expérimentation, mais l'adjonction au pur empirisme, qui observe le fait naturel ou le phénomène provoqué, d'une discipline ultra-empirique : l'analyse de la nature. La physique est précisément cette articulation de l'analyse sur l'observation. L'expérimentation n'est qu'une confirmation, elle implique l'analyse et son rôle se borne à vérifier la correspondance de l'idée et de l'expérience, du théorique et du phénoménal. C'est une erreur de voir la valeur et l'essence de la physique dans la seule expérimentation. La science est l'œuvre d'un Newton ou d'un Einstein et elle ne se réduit pas à un amoncellement d'observations. Les faits constituent ce qui s'offre à la science : elle commence au-delà.
En abordant la multitude des vies humaines, l'histoire se trouve dans la même situation que Galilée devant les corps en mouvement. Le nombre et la diversité des mouvements sont tels que nous n'apprendrons rien du mouvement en les observant. Si le mouvement n'a pas une structure essentielle et toujours identique dont les mouvements singuliers des corps sont de simples variétés et modalités, la physique est impossible. C'est pourquoi Galilée n'a d'autre recours que de commencer par construire le schéma de tout mouvement. Dans les mouvements qu'il observera ensuite, ce schéma devra toujours se reproduire ; et c'est grâce à ce schéma qu'il pourra dire en quoi et pourquoi les mouvements, effectifs se différencient les uns des autres. Il est nécessaire que dans la fumée qui monte de la cheminée et dans la pierre qui tombe de la tour, une même réalité existe sous des aspects différents ; Il faut que la fumée monte précisément pour les mêmes raisons qui font que la pierre tombe. Ainsi l'histoire n'est pas possible si la foule des vies humaines, en dépit de leur extrême diversité, ne recèle pas une structure essentielle et toujours identique.
b) Quelle est la substance de l'histoire ? Pour répondre à cette question, il faut régresser jusqu'à la structure de la vie humaine qui est la réalité radicale où s'enracinent toutes les autres réalités. Notre vie est constituée par deux dimensions inséparables que l'analyse doit disjoindre : d'une part, vivre c'est être en situation, se trouver dans une circonstance déterminée et n'avoir d'autre recours que de s'expliquer avec elle ; et c'est de là que procède, d'autre part, la nécessité de découvrir ce qu'est cette circonstance. Ainsi la vie est indissolublement problème et tentative de résolution du problème. Mais dire de la vie humaine qu'elle est interprétation d'elle-même ne signifie pas que chacun en particulier ait à effectuer l'effort original d'interpréter l'univers : la société dans laquelle nous venons au monde détient déjà un répertoire d'idées, de croyances en vigueur. À cet appareillage intellectuel s'ajoute d'ailleurs la technique avec laquelle chaque société assure son emprise sur son milieu (4), idéologie et technique s'influençant réciproquement.
Ainsi Ortega retrouve-t-il mais pour les abandonner aussitôt les définitions traditionnelles de l'homme comme homo sapiens et homo
faber. Certes l'homme pense : mais cela ne le conduit à aucun savoir définitif. Penser est pour lui une tâche - il a à savoir à quoi s'en tenir sur le monde qui l'environne. Et s'il est artisan, ce n'est pas seulement de son outillage matériel mais de son être même : il lui faut s'inventer et se donner à lui-même sa propre vie.
" Avec plus ou moins de dynamisme, d'originalité et d'énergie, l'homme constamment engendre, fabrique le monde, monde ou univers qui n'est que le schéma où l'interprétation qu'il met en œuvre pour assurer sa propre vie. Nous dirons donc que le monde est l'instrument par excellence que l'homme produit, et cette production est une seule et même chose avec sa vie, avec son être. L'homme est un fabricant né d'univers. Et voilà pourquoi il y a histoire : parce qu'il y a une variation continuelle des vies humaines. "
L'objet de l'histoire se trouve ainsi formellement circonscrit comme étude des formes successives qu'a revêtues la vie humaine. Mais il faut bien se garder
d'entendre cette expression dans un sens psychologiste ou subjectiviste. La vie doit être distinguée de l'homme, c'est-à-dire du sujet qui vit : la vie consiste dans le drame du sujet qui se trouve dans la nécessité d'affronter le monde dans lequel il est "embarqué" comme disait Pascal. L'histoire ne retrace pas la psychologie des hommes ; elle reconstruit la structure du drame qui se joue entre l'homme et le monde. Les différences subjectives sont accessoires et ne font qu'apporter quelques légères modifications au schéma d'un drame commun à ceux qui appartiennent à un même monde. La question fondamentale pour l'historien n'est pas de se demander comment ont changé les êtres humains, mais bien comment a varié la structure objective de la vie.
"Chacun de nous se trouve aujourd'hui engagé dans un système de problèmes, de dangers, de facilités et de difficultés, de possibilités et d'impossibilités qui ne se confondent pas avec lui, mais qui au contraire constituent sa situation, ce avec quoi il doit compter, sa vie consistant précisément à manœuvrer et à affronter ce système. S'il était né cent ans avant, tout en possédant le même caractère et les mêmes aptitudes, le drame de sa vie aurait été tout autre."
4 : On peut voir là-dessus, d'Ortega, Méditation de la technique
(1933)
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