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Ortega y Gasset philosophe de l’Histoire

par Charles Cascalès, agrégé de philosophie,
auteur de ‘L’humanisme d’Ortega y Gasset’, PUF,1957

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III Histoire, changement et crises (suite)

C) La crise au XXè siècle. 
C'est par La révolte des masses, livre publié en 1930, qu'Ortega se fit connaître du public européen, et notamment en France où la traduction parut en 1937, avec une "Préface pour le lecteur français" dans laquelle il écrit qu'il faut se reporter aux années 1926-1928 pour les premiers chapitres qui ont le plus vieilli. Le propos de l'œuvre est "de faire l'analyse du type humain dominant à notre époque."

a) La croissance de la vie. Ce qui frappe dès que nous nous penchons sur notre temps, c'est que brusquement la foule est devenue visible : elle est le personnage principal. Avant même de se demander si l'avènement des masses au pouvoir social s'est réalisé pour le meilleur ou pour le pire, il faut reconnaître que c'est là le fait le plus important de la vie européenne actuelle. La vie de l'homme moyen est constituée aujourd'hui en Europe, par l'ensemble des possibilités qui, autrefois, caractérisaient les minorités dominantes.

L'homme vit plus : tel est le second trait que l'on enregistre. La facilité de locomotion élargit l'horizon de chaque vie; la science, astronomique ou atomique, élargit le monde autour de nous; les sports développent des performances de plus en plus remarquables; enfin les métiers et les carrières sont devenus innombrables. Il ne s'agit pourtant pas de soutenir que la vie humaine soit meilleure aujourd'hui qu'autrefois. Il n'est pas question de la qualité de la vie, mais seulement de sa croissance quantitative.


Une donnée statistique décisive complète ce tableau : du VIe siècle à 1800 -soit pendant douze siècles-, la population de l'Europe n'est jamais parvenue à dépasser 180 millions d'habitants ; or de 1800 à 1914 -seulement pendant un peu plus d'un siècle-, elle s'élève de 180 à 460 millions ! "Cet accroissement subit -écrit Ortega- signifie que d'énormes masses d'hommes ont été projetées dans l'histoire à un rythme si accéléré qu'il n'était guère facile de les saturer de la culture traditionnelle." Aussi l'homme actuel produit-il souvent l'effet d'un homme primitif surgi brusquement au milieu d'une vieille civilisation. C'est ce type humain qu'Ortega appelle l'homme-masse.

"Le mot ne désigne pas ici une classe sociale, mais une classe d'hommes, une manière d'être qui se manifeste aujourd'hui dans toutes les classes sociales, et qui est, par là même, représentative de notre temps, sur lequel elle domine et règne."

b) L'homme-masse. "Si l'on voulait donner l'équation psychologique du type humain qui domine aujourd'hui, il faudrait dire que les deux facteurs en sont l'hermétisme et l'indocilité. La démocratie libérale, l'expérience scientifique et l'industrialisation se sont conjuguées pour rendre possible ce monde nouveau où l'homme ne se sent limité dans aucune direction, où nulle restriction ne lui est imposée, mais où tous ses appétits sont sans cesse avivés et peuvent croître indéfiniment. Rien de plus significatif à cet égard que le caractère de l'intervention des masses : sous les traits du fascisme, en particulier, "apparaît pour la première fois en Europe un type d'homme qui ne veut ni donner de raisons ni même avoir raison, mais qui simplement se montre résolu à imposer ses opinions. "

L'ignorance historique de l'homme-masse et son indifférence au passé sont encore à interpréter dans le même sens. Faire corps avec le passé est un des moyens les plus sûrs de résoudre les problèmes de la civilisation : si le passé ne nous dit pas ce que nous devons faire, il nous montre du moins les chemins que nous ne pouvons plus emprunter. Et la conscience scientifique, l'esprit scientifique lui-même pâtissent de cet état de choses : le spécialiste, fait remarquer Ortega, connaît très bien son petit recoin d'univers, mais il ignore innocemment tout le reste. La science est un produit supervolatile qui exige un travail d'unification et de reconstruction incessant dont ne devient capable qu'un nombre de plus en plus restreint de têtes.

Mais ce qui est le plus révélateur de notre temps, c'est encore l'attitude de l'homme-masse face à l'Etat. Il le voit, l'admire, sait qu'il est là, assurant sa vie, mais il n'a pas conscience qu'il s'agit d'une création humaine devant répondre à des normes définies sous peine de dégénérer dangereusement. L' Etat est une technique d'ordre administratif et public : tant que la force sociale est supérieure à la force du pouvoir public, les révolutions sont possibles, mais si le pouvoir public se place au niveau du pouvoir social, l'étatisation de la vie, l'absorption de toute spontanéité sociale par l'Etat s'est effectuée. Tel est le processus paradoxal et tragique de ce qu'Ortega nomme étatisme et que nous désignons aujourd'hui par le mot totalitarisme : la société, pour mieux vivre, crée l'Etat, comme une technique ; puis l'Etat prédomine et la société doit commencer à vivre pour l'Etat. Les masses ne résistent pas à la tentation de tout obtenir, sans effort, sans lutte, de l'Etat. Aussi, selon Ortega, "l'étatisme est la forme supérieure que prennent la violence et l'action directe érigées en normes : derrière l'Etat, machine anonyme, et par son entremise, ce sont les masses qui agissent par elles-mêmes". 

Nous sommes à présent en mesure d'esquisser le portrait de l'homme-masse.

"L'homme-masse est l'homme dont la vie est sans projets et s'en va à la dérive. C'est pourquoi il ne construit rien, bien que ses possibilités et ses pouvoirs soient énormes. (..) Dans une bonne ordonnance des choses publiques, la masse est ce qui n'agit pas par soi-même. Sa " mission " est de ne pas agir. Elle est venue au monde pour être dirigée, influencée, organisée, représentée -même quand le but proposé est qu'elle cesse d'être masse ou du moins aspire à ne plus l'être (…). Elle doit régler sa vie sur cette instance supérieure que constituent les minorités d'élite (... ). La masse, en voulant agir par elle-même, se révolte donc contre son propre destin. Or, c'est ce qu'elle fait aujourd'hui ; je puis donc parler de révolte des masses. Car la seule chose que l'on puisse en substance appeler véritablement révolte est celle qui consiste pour chacun à ne pas accepter son propre destin, à s'insurger contre soi-même."

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