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LE VIVANT ET L'ANIMAL

Entretien avec Elisabeth de Fontenay (Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité, Paris Fayard, 1998)

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Je voudrais vous poser une question qui concerne la distinction entre l'animal et le vivant. On estime généralement que les animaux sont des vivants, mais peut-on imaginer des vivants qui ne seraient pas des animaux ? Je ne pense pas seulement ici aux plantes. Nous avons une idée a priori de la vie et du vivant qui risque de nous poser problème ou de nous réserver quelques surprises si par exemple un jour on pouvait attester d'une vie extraterrestre ou non terrestre. C'est une question qui me paraît philosophiquement intéressante. Qu'en pensez-vous?

Je prendrai dans un premier temps la question à l' inverse. Je crois que parler des animaux c'est par- 1er de quelque chose de concret, de singulier, et qui est l'objet de la zoologie, de l'éthologie, ou qui relève des choses de la vie. En revanche, lorsqu'on parle du «vivant », on fait plutôt de la biologie, et là il Y a déjà une différence fondamentale. Le vivant est devenu un concept abstrait, général, désignant les règnes végétal, animal, humain, alors que dans l'Antiquité et au Moyen-âge il désignait par excellence le divin et le démoniaque, la vie par excellence. Les philosophes de la période classique, des Lumières et du XIX è siècle parlent plutôt des animaux que des vivants; cela montre qu'ils se rallient à une conception commune, doxique, avant que n'apparaisse, du fait de la pratique systématique de l'expérimentation, le . concept théorique de vivant. On doit en tout cas, me semble-t-il, maintenir la différence entre la représentation scientifique du vivant et la notion familière d'animal, toute pleine d'expérience humaine, mêlée de croyances, de mémoire, de peurs, de tendresse, de scories merveilleuses. Maintenant, peut-on dire qu'il y a des vivants autres que des animaux et des hommes, d'autres mondes habités par quelque chose comme des « âmes» ? Je ne puis répondre que de manière oblique à votre question. Un thème philosophique

récessif mais récurrent m'a toujours intéressée, c'est celui de la pluralité des mondes, cette grande idée matérialiste de Lucrèce, de Cyrano de Bergerac, de Fontenelle, et qui traverse la pensée de Leibniz. C'est une hypothèse sceptique, porteuse de la plus inquiétante subversion, et d'abord contre la révélation judéo-chrétienne. S'il y a d'autres mondes habités, en effet, pourquoi Dieu ne se serait-il pas adressé aussi - par la parole ou par un autre médium? - aux êtres qui y vivent, pourquoi se serait-il fait Homme, c'est-à-dire Terrien, et non pas aussi habitant de la Lune? Vous voyez les abîmes de doute où peut mener cette conjecture. Mais, pour être tout à fait franche, votre question me déstabilise un peu, car j'ai une vieille propension ptoléméenne à penser que les vivants vivent sur« le plancher des vaches », dont font partie l'air et l'eau, naturellement, et que la profusion, la diversité des vivants réels qui existent, ont existé, disparaîtront, mérite plus d'étonnement que les animaux fabuleux. Voilà tout ce que je peux vous dire, dans la mesure où je suis assez ignorante de la science- fiction, bien que j'ai été bouleversée par le personnage d'ET.

On peut aussi penser à Alien qui est un «monstre absolu». C'est aussi de la philosophie...

Je n'ai pas eu envie de voir A lien. Ce qui me paraît précieux dans le vivant, dans l'animal, c'est sa précarité, sa vulnérabilité, c'est le « naître pour mourir ». L'idée d'un vivant immortel me semble revenir à quelque chose comme Dieu, les anges et le diable, et je dis non merci! Au fond le thème d'une vie ailleurs ou autrement que dans notre ici- bas m'indispose, car elle ressemble à l'idée d'une vie après la mort: c'est la porte ouverte à toutes ces sornettes dont nous devons faire une critique systématique si nous voulons avoir le droit d' espérer un ici, un maintenant et un avenir moins homicide, moins zoocide aussi. «Ma sévérité envers l'occultisme, écrit encore Rostand [mais sa critique, je le reconnais volontiers, pourrait épargner la science-fiction qui ne prétend pas à un au-delà du rationnel] n'est point refus de l'inconnu. Bien au contraire, c'est dans la mesure où la nature toute normale me paraît emplie de vrais et francs mystères que je repousse ces mystères de mauvais aloi. Il y a pour moi plus d'inexplicable dans le protoplasme que dans l'ectoplasme, dans la division d'une cellule que dans toutes les histoires de tables tournantes et de fantômes» (8) - et, ajouterais-je, de bêtes fabuleuses.

Il existe un roman de science-fiction de Simak (9) où les chiens racontent à leurs chiots, le soir à la veillée, des histoires sur l'origine et le devenir des humains. C'est un peu la fiction du chien devenu anthropologue des mythes humains. Le sens commun dit d'ailleurs à leur propos: « Il ne leur manque que la parole ». C'est la raison pour laquelle j'ai été frappé par le beau titre de votre ouvrage qui exprime à la fois l'énigme abyssale de l'animal qui ne parle pas mais avec lequel on communique malgré tout, et la condition de ce vivant qui subit sans broncher toutes les violences humaines. Lorsqu'on regarde un porc qui va à l'abattoir ou tout autre animal qu'on amène au sacrifice, il y a une empathie immédiate, une sympathie, une communication affective, il y a quelque chose qui passe, cela tout le monde le sait (10). Évidemment nous aimerions tous que les chiens, les chats ou les chimpanzés parlent, mais ce ne sont que des animaux...

Wittgenstein disait: «Si les lions pouvaient parler, nous ne pourrions pas les comprendre». Certes, nous sommes prisonniers du langage articulé qui commande toutes nos représentations, qui constitue pour nous le monde: les plus libres et inventifs d'entre nous restent enfermés dans la clôture de la représentation. Ce qui, en principe, exclut toute possibilité d'empathie. Et pourtant, les recherches actuelles en primatologie attestent que nous pouvons communiquer par ordinateurs, par le langage américain des sourds-muets, avec les singes supé- rieurs. C'est pourquoi certains ont été jusqu'à réclamer au profit des chimpanzés l'extension des droits de l'Homme....

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