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LE VIVANT ET L'ANIMAL

Entretien avec Elisabeth de Fontenay (Le Silence des bêtes. La philosophie à l'épreuve de l'animalité, Paris Fayard, 1998)

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On pourrait peut-être aussi envisager que nous sommes incapables de communiquer avec toutes sortes d'êtres parce que nous ne pouvons même pas imaginer qu'ils existent. Et pourtant les Terriens envoient régulièrement des messages dans le cosmos à l'intention d'hypothétiques intelligences extra terrestres et il existe des pro- grammes d'écoute du ciel dans l'espoir de capter des signes de vie «ailleurs» (11). C'est évidemment élargir considérablement l'horizon métaphysique. D'un autre côté nous ne connaissons pas toutes les formes animales vivantes, il y a des espèces qui disparaissent ou qui ont disparu et d'autres que nous ne connaîtrons peut-être jamais, mais nous avons une idée intuitive du vivant et de la vie. Ceci pour dire qu'en rencontrant d'autres formes de vie que celles que nous connaissons, nous serions peut-être devant quelque chose de proprement stupéfiant. Je trouve que les philosophes manquent là un peu d'audace. Qu'en pensez-vous?

Vous ouvrez une porte sur le gouffre inexplorable d'un au-delà de la représentation que nous pouvons avoir de la vie et de l'être. Il est vrai que l'étonnement philosophique ne porte jamais sur ce qui pourrait être mais sur ce qui est. Je ne crois pas que ce soit pusillanimité mais bien plutôt souci du monde que ce refus de l'utopie et de la science- fiction.

La question de l'animal est-elle liée pour vous à une ontologie du vivant?

Comme je vous l'ai dit, je ne récuse pas l'idée d'une expérience ontologique ou d'un point de vue ontologique en tant qu'il s'oppose aux systèmes métaphysiques. Il y a un balbutiement onto- logique - que risquent certains poètes et bien peu de philosophes - qui me semble très efficace pour déconstruire les grands systèmes métaphysiques. Mais je dois avouer que je ne cesse de me reprendre sur une idiosyncrasie vitaliste. Je suis marquée par Diderot, par Maupertuis, mais aussi par le romantisme allemand, par delà l'opposition du Romantisme aux Lumières. En même temps, je vois le danger théorique et politique que peut représenter le vitalisme. Si je définissais l'ontologie de la vie qui est la mienne, je dirais que le « matérialisme enchanté» dont je me réclame implique un rapport à l'être qui conduit à une méditation plu- tôt qu'à une réflexion sur l'énigme de la vie dans le vivant. Je ne voudrais pas vous lasser avec

Rostand mais, tout de même, encore ce passage: « Incohérente, imprévoyante, gaspilleuse, tumultueuse, insoucieuse de l'échec comme de la réussite, œuvrant désordonnément dans tous les styles et dans toutes les directions, prodiguant les nouveautés en pagaïe, lançant les espèces les unes contre les autres, façonnant à la fois l'harmonieux et le baroque, lésinant sur le nécessaire et raffinant sur le superflu, créant indifféremment ce qui doit succomber demain et ce qui doit traverser les âges, ce qui va dégénérer et ce qui va persévérer dans le progrès ainsi nous apparaît la vie évoluante et qui, tout à la fois, nous stupéfie par la puissance de ses talents et nous déconcerte par]' emploi qu'elle en fait» (12). Ce texte semble écrit par Diderot ou Buffon, et il est en même temps celui d'un biologiste du XX è siècle! Mais je répondrai encore mieux à votre question en citant une phrase par laquelle Merleau-Ponty me semble déclarer l'orientation ontologique de son travail: " On voit le protoplasme bouger, une matière vivante qui bouge, à droite, la tête de l'animal, à gauche, la queue. À partir de ce moment, l'avenir vient au- devant du présent. Un champ d'espace-temps a été ouvert: il y a là une bête» (13). Une remarque de Claude Lévi-Strauss me vient encore à l'esprit: il a écrit ou dit que c'était dans les concepts biologiques que résidaient les derniers vestiges d'une transcendance. En même temps, cette position me semble de plus en plus difficile à tenir, parce que l'idée de fabriquer la vie est en train de se réaliser.

Vous pensez sérieusement, au nom d'un matérialisme enchanté, non réducteur ou dialectique, qu'il est possible d'engendrer, de créer, dé-fabriquer ou de produire du vivant à partir de l'inerte?

Nous n'y arrivons pas encore, mais nous y arriverons sans doute un jour. Avec la mutation que représente la biologie moléculaire, le physico-chimique a saisi la totalité du vivant. La physique des parti- cules s'est emparée du biologique. Il n'y a plus de spécificité de la vie.

Hans Jonas remarque que jusqu'au début de la pensée moderne à la Renaissance la vie était évidente, naturelle et compréhensible et que la mort représentait au contraire un problème. Le pan vitalisme était par conséquent la vue englobante et la mort le fait particulier à explique/: Après la Renaissance, c'est la mort qui est la chose naturelle et la vie devient le problème. Aujourd'hui le pan - mécanisme est l'hypothèse englobante et le monisme vitaliste a été remplacé par le monisme mécanique. « En conséquence, écrit Jonas, c'est l'existence de la vie au sein d'un univers mécanique qui à présent appelle une explication, et cette explication doit être fonction du sans vie» (14). Les chercheurs se posent donc les questions de l'origine de la vie, de la nature du vivant, voire de la finalité de la vie. Quelle différence y a-t-il en effet entre un amas de cellules plus ou moins complexe et ce qui fait qu'un amas de cellules plus ou moins organisé devient un être vivant? La transcendance du vivant est par conséquent un problème qui se pose à partir du saut de l'inerte vers le vivant.

Buffon disait déjà que Je vivant et l'animé étaient une propriété physique de la matière et qu'à partir de « l'océan primitif », ensemble désordonné de « matières huileuses et ductiles », et par des combinaisons rendues possibles par un simple échauffement mécanique, étaient apparues les molécules organiques qui étaient à l'origine de la vie. Diderot reprend ce thème dans la Lettre sur les aveugles, puis dans Le Rêve de d'Alembert (15), et Rostand est leur continuateur. Mais ces problématiques datent désormais et je pressens que dans quelques années les questions que nous nous posons seront complètement obsolètes. Même l'image d'une « soupe primitive» apparaît aux scientifiques d'aujourd'hui comme une conception encore vitaliste, une illusion que les savoirs contemporains achèvent d'ébranler.

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