Sympathie et émotion
Ainsi, dans la perspective bergsonienne, la connaissance des êtres vivants doit-elle mettre l'accent sur l'action avant l'organisation, sur la sympathie avant la perception, afin de retrouver en soi-même la simplicité de l'intuition originelle
dans son sens vécu plutôt que représenté. Retrouver alors le vécu réel derrière la représentation, telle est la tâche de la pensée dans son mouvement
temporel qui «ressemble sans doute à ce qui s'appelle chez nous sympathie divinatrice» (58).
Max Scheler a, lui aussi, montré le rôle fonda- mental de la sympathie dans la connaissance. Il a en outre insisté sur le fait « qu'un minimum de fusion affective non spécifiée est nécessaire pour rendre possible l'intuition d'un être vivant [...] en tant qu'être vivant, et que c'est sur cette base de la plus primitive intuition des êtres extérieurs que s'édifient la "reproduction affective" la plus
élémentaire, la "sympathie" non moins élémentaire et, par delà ces deux attitudes, la "compréhension" spirituelle» (59). Comprendre son prochain ou son alter ego signifie pour Scheler comme pour Bergson sympathiser, c'est-à-dire s'introduire dans
l'affectivité d'autrui. Cette faculté de compréhension par la sympathie permet la connaissance concrète des êtres vivants, non plus dans une orientation pure- ment scientifique gouvernée par [intelligence ana- lytique, mais dans une direction métaphysique en laquelle la sensibilité imprime son action sur le vouloir lui-même.
Les analyses de Bergson et de Scheler relèvent donc d'une théorie métaphysique de la
connaissance qui admet que
«
la perception affective et
la sympathie sont des phénomènes primitifs dont on peut seulement constater la nature, mais qui ne se laissent pas déduire [...] de faits plus simples. Or des phénomènes primitifs, n'ayant pas leur cause ou leurs antécédents dans d'autres
phénomènes, ne sont susceptibles [...] que d'une explication métaphysique, c'est-à-dire à J'aide de l'être réel» (60). Et la sympathie est bien un phénomène d'ordre métaphysique.
Cette vision de l'être réel se retrouve plus particulièrement dans la perception esthétique qui cohabite avec la perception normale: si j'observe par exemple une personne, je peux voir ses traits dans leur juxtaposition mais non pas, de prime abord, dans leur organisation signifiante. Ainsi, dans la posture scientifique d'observation, les mouvements de la vie, qu'expriment les traits
singuliers de la personne en les liant et en leur don- nant un sens, m'échappent. Je peux, cependant, à la faveur d'un acte de sympathie, ressaisir ce
mouvement vital, « en abaissant, par un effort d'intuition, la barrière que l'espace interpose» (61) entre
moi même et cette personne. Vers
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