III.
Il faut respecter les lois en se méfiant autant des lois que de notre
obéissance.
Lorsque la démocratie
est née, elle n’était pas représentative mais directe. Les citoyens athéniens,
assemblés sur l’agora, votaient à main levée. C’était à l’instant du
débat préalable au vote qu’ils se posaient la question du bien commun. La démocratie
était une pratique quotidienne, la délibération se faisait avec les autres.
Mais la taille et la complexité de nos nations modernes rendent cette démocratie
directe impossible. Nos démocraties sont désormais représentatives. Notre
rapport quotidien à la loi n’est donc plus de l’élaborer, mais d’y être
confrontés : nous ne nous demandons plus si la loi est respectable avant de la
voter, reste donc à se demander si elle est respectable avant de l’appliquer.
Nous ne délibérons plus quotidiennement avec les autres, essayons au moins de
délibérer avec nous-même. Et si la dimension quotidienne de cette délibération
est à ce point décisive, c’est que la lutte contre notre égoïsme naturel
demande au moins une telle pratique. C’est pour donner sa chance au citoyen en
nous. Si, par exemple, je me trouve devant la possibilité de cacher une rémunération
mais la déclare dans un geste automatique, ou par peur de la sanction,
j’adopte un comportement soit disant « citoyen ». Pourtant, je ne me représente
à aucun instant l’intérêt général, et je ne fais aucun effort pour faire
primer en moi le citoyen sur l’individu. Mais si, raisonnant, je décide de la
déclarer en considérant, ce qui ne m’est pas naturel, la nécessité de la
redistribution pour l’intérêt général, alors c’est le citoyen qui, en
moi, triomphe de l’individu. Dans les faits, c’est pareil. Pourtant, dans le
premier cas, je reste le même, et dans le second, je change ; je deviens
citoyen. De plus, c’est en nous représentant ainsi la situation du point de
vue de l’intérêt général que nous allons peu à peu nous percevoir comme
les habitants d’un monde commun, et que vont être instaurés entre nous des
liens de solidarité, voire de fraternité. Sans de tels liens, aurions nous
vraiment envie de désobéir à des lois menaçantes pour d’autres que nous ?
Appliquer automatiquement
les lois ne tisse en revanche entre les individus aucun lien de ce type, une des
motivations d’une telle obéissance étant justement le confort ou la
tranquillité personnelles. L’obéissance automatique aux lois ne change pas
un homme : elle le prend égoïste et le laisse égoïste. Nouvelle
réponse Ce n’est pas parce que nous n’avons pas le choix qu’il
faut respecter les lois. C’est parce que nous faisons le choix de devenir
meilleurs qu’il faut se poser la question de leur respectabilité. Être
citoyen, c’est penser les lois non simplement comme des contraintes nous évitant
de nous entretuer, mais comme un moyen de devenir meilleurs, plus citoyens, et même
plus humains. C’est respecter les lois et non simplement les appliquer, les
respecter finalement comme on respecte autrui : par une démarche active et réfléchie,
qui donc n’est pas la simple tolérance, et dont nous pouvons revenir changés.
Toujours la même distinction conceptuelle…
Appliquer automatiquement les lois, ce n’était pas les respecter mais
simplement les tolérer. Ce n’est pas d’évacuer la question en appliquant
automatiquement aux lois qui fera de nous un citoyen, c’est de se la poser
toujours. Ou au moins d’essayer. Il y a des réflexions citoyennes, il y a des
efforts citoyens. Il n’y a pas de « réflexe citoyen ».
Critique de cette nouvelle réponse, rebondissement
Mais le problème, c’est que même si nous pouvions, et voulions, examiner
ainsi les lois, un tel examen critique serait peut-être bon pour
l’individu…mais pas pour la société ! La citoyenneté individuelle en
sortirait certes grandie mais le respect de l’ordre social en serait menacé,
fragilisé par cette multiplication de regards subjectifs sur l’intérêt général.
Paradoxalement, l’individu deviendrait vraiment « citoyen »…mais en
mettant en danger la société. Cette délibération personnelle reviendrait
finalement à une posture morale, définie comme une relation de l’homme à sa
propre conscience. Or, la politique n’est pas la morale. La morale est affaire
d’intention, de bonne intention. La politique doit être efficace. La volonté
générale, c’est ce que nos représentants ont voté, non ce que chacun
estime être la volonté générale.
Il y a donc nécessairement, dans nos démocraties modernes, une dimension
d’obéissance automatique incompatible avec cette délibération qui, seule,
pourtant, pourrait nous rendre meilleurs. Non seulement nous n’avons pas débattu
les lois ensemble, mais la délibération personnelle est à la fois impossible
concrètement et dangereuse socialement. Nous semblons condamnés à cette obéissance
automatique qui assure peut-être l’ordre social mais nous menace en tant
qu’individus.
[Rebondissement du questionnement] Comment, alors,
concilier cette application automatique des lois avec la lucidité nécessaire
pour savoir quand désobéir ?
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