II.
L’obéissance automatique aux lois comporte les pires dangers.
Bilan,
annonce du rebondissement, dramatisation de la progression Le respect des
lois répond à l’intérêt ou à l’habitude, à l’instinct de survie ou
au réflexe citoyen – pas à l’impératif moral. Cela semble acquis.
Pourtant, le jour où une loi inhumaine apparaît sur la scène de l’Histoire,
c’est bien en hommes moraux qu’il nous faut nous dresser. Résumons [Formulation
d’un paradoxe] : on nous demande d’obéir aux lois pour des raisons
non morales mais de savoir leur désobéir, le jour où il le faut, en
retrouvant subitement notre sens moral. Le problème, c’est que notre
obéissance automatique aux lois risque d’anesthésier un tel sens moral. Si
cet automatisme est dangereux à ce point, c’est peut-être qu’il exprime
autre chose qu’une « intelligence sociale » ou un instinct de survie,
qu’il cache une démission profonde de l’être humain.
Au début, la loi est
perçue pour ce qu’elle est vraiment : une contrainte par corps. Stationnement
interdit, date limite du paiement de l’impôt, interdiction de la vengeance
personnelle… Ce sont autant de mouvements spontanés que les lois nous
refusent . Mais l’habitude aidant, cette contrainte n’est plus ressentie
comme telle. Elle devient indolore, comme naturelle, et nous finissons par
obéir aux lois aujourd’hui pour la seule raison que nous leur obéissions
hier. L’habitude est chez l’animal humain une seconde nature. « On
s’habitue à tout », dit le sens commun, qui s’habitue surtout à obéir.
Obéir est souvent plus facile que désobéir. Obéir nous épargne
l’hésitation, la décision que réclamerait la désobéissance. Hésitation,
délibération, décision : autant de termes signant justement le registre du
dilemme moral. L’obéissance aux lois qui se fait par habitude a pour
première conséquence de gêner un rapport moral au monde et aux autres. Une
relation morale au monde implique en effet une déchirure entre mon égoïsme
naturel et mon aspiration au bien, ou au moins une réflexion sur ce qui est
bien – autant de dimensions absentes d’un comportement automatique.
Mais plus généralement,
une telle obéissance automatique aux lois est symptomatique du péril qui
guette nos existences modernes : un émoussement de notre réactivité, de notre
jugement, de notre volonté – bref, écrit Nietzsche, de toutes nos qualités
individuelles. Au point que nous ne soyons plus capables de nous opposer à une
loi inhumaine, non pas ici parce que nous ne savons plus reconnaître le mal ,
mais parce que nous avons perdu l’habitude de nous élever, en tant
qu’individu, contre la loi du groupe. Le confort de nos existences
socialisées, notre légalisme, nous avertissait déjà Nietzsche, risquent de
faire de nous des hommes dénaturés : à l’état de nature, la menace
permanente de la mort nous imposait au moins une vigilance de chaque instant, un
état d’alerte de toutes nos facultés. D’ailleurs, c’est peut-être cet
état que le hors la loi retrouve lorsqu’il est en cavale, et qui le rend si
fascinant.
La loi est une règle commune et nous sommes uniques. Notre singularité est
donc, par définition, niée par une telle obéissance à une loi générale.
L’âge légal de la majorité, en France, est de dix-huit ans. Mais certains
sont mûrs à quinze ans quand d’autres ne le sont jamais. L’empressement
des hommes à respecter ces règles communes traduit pour Nietzsche une peur du
singulier, de tout ce qui est unique. C’est le triomphe du « plus petit
dénominateur commun » sur lequel les lois, faîtes pour organiser la vie
ensemble, se règlent nécessairement, interdisant l’expression d’une
singularité supérieure. Les lois sont faîtes pour permettre au troupeau de
vivre comme un troupeau. Chaque jour, en appliquant ces lois qui sont les mêmes
pour tous, nous oublions que nous sommes uniques. Difficile alors, le jour où
il le faudrait, de se dresser, seul, contre une loi inique.
Le droit est né selon
Nietzsche de la victoire des faibles sur les forts. Comment ont-ils donc faits ?
Ils étaient simplement plus nombreux, ceux qui n’en pouvaient plus, ne
supportaient plus la vérité des rapports de force. C’est parce qu’ils ne
supportaient plus la « loi » de la nature qu’ils ont inventé les lois de la
société, et les supportent si bien. Mais cette lutte entre les faibles et les
forts peut aussi s’entendre comme un combat, en l’homme, entre la faiblesse
et la force. Un jour l’homme prit peur et il créa le droit ; il s’en remit
à la loi pour ne plus avoir à imposer la sienne .
Or, le Contrat social évoqué par Hobbes étant avant tout un pacte
sécuritaire, il vient lui aussi de cette peur à laquelle il est censé mettre
fin. Pourquoi ce qui vient de la peur favoriserait-il le courage ? Si vraiment
c’est la peur qui a fait de nous des êtres sociaux, respectant les lois,
alors devant des lois injustes, voire inhumaines, il est probable que nous nous
comporterons encore comme des hommes peureux, incapables donc de désobéir.
Plus encore, si notre obéissance aux lois se justifie par notre préférence
pour la sécurité (au détriment de la liberté), si donc nous respectons les
lois uniquement parce que c’est la condition de notre tranquillité, alors
rien ne nous obligera à désobéir à une loi inhumaine mais qui ne nous
viserait pas personnellement, et ne mettrait pas en danger l’ordre public.
Pourquoi en serait-il autrement si la seule chose qui justifie notre respect des
lois est le souci d’ «avoir la paix»?
Nous saisissons mieux comment de tels individus, oubliant qu’ils sont des
individus au cœur même de leur obéissance aux lois, ont pu être
instrumentalisés par les totalitarismes. A partir du moment où un régime
autoritaire veut perpétuer des crimes à grande échelle, il a besoin de
l’obéissance automatique aux lois. C’est une question d’efficacité
politique : « le plus fort n’est jamais assez fort(…) s’il ne transforme
sa force en droit », écrivait Rousseau. Non seulement la force ne suffit pas,
mais les hommes obéissent si docilement aux lois…pourquoi les tyrans s’en
priveraient-ils ?
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