Changement
de plan de l’argumentation «Mieux vaut une injustice qu’un
désordre»: c’est aussi, mais pour d’autres raisons, le dernier
enseignement de la vie de Socrate. Condamné à mort par les juges athéniens,
notamment pour trouble à l’ordre public et « corruption » de la jeunesse,
Socrate se trouve la nuit d’avant sa mort devant la possibilité de
s’évader. Il refuse cet exil. Ma condamnation est injuste mais il faut la
respecter, assène-t-il à ses disciples incrédules. Socrate sait qu’en
refusant la loi il donnerait un exemple dangereux à tous les athéniens – il
veut préserver leur obéissance aux lois -, et qu’il donnerait raison aux
juges qui l’ont condamné . Toute sa vie, il a été protégé par les lois de
la cité, et c’est l’application d’une de ces lois qui maintenant le
condamne. Il mourra. Que signifie le choix de Socrate ? Qu’une loi peut être
imparfaite, ou son application injuste, mais que notre désobéissance peut
être pire encore. Nos actions, dans une société, ne regardent pas que nous.
Ce n’est pas sous le regard de Dieu que nos actes sont jetés, mais sous les
yeux des autres hommes - désobéir, c’est donner envie de désobéir.
Socrate le sage sait
peut-être aussi que la perfection n’est pas de ce monde, et que les lois sont
nécessairement imparfaites. « Il faudrait des dieux pour donner des lois aux
hommes », écrira Rousseau. Eux seuls pourraient, régnant au dessus de notre
agitation, voir l’intérêt général et les lois parfaites capables de
l’incarner. Mais les lois sont faîtes par des hommes. Elles sont dès leur
élaboration menacées d’anachronisme, puisque les mœurs évoluent sans
cesse. Et elles sont nécessairement relatives, sensibles aux différences
culturelles de ceux qui les votent. L’imperfection des lois ne peut toutefois
pas être un argument pour les refuser. Elles n’ont pas besoin d’êtres
parfaites pour rendre possible cette vie ensemble, qui est elle même la
condition de notre perfectionnement. Si chacun désobéissait à la loi à la
moindre de ses imperfections, il n’y aurait pas de société possible. Encore
une fois, le droit n'est pas la morale. La morale dit le Bien et le Mal, avec
une ambition universelle. Le droit dit la norme pour vivre ensemble à un moment
donné et dans un lieu donné.
Argument
supplémentaire en vue de l’obéissance automatique aux lois, nouveau plan de
l’argumentation Socrate l’avait compris : respecter une loi qui ne
nous arrange pas peut être une façon d’exprimer notre désir de vivre
ensemble. En démocratie, nous devons respecter, même si nous la
désapprouvons, une loi votée par la majorité. Comme Socrate, nous sommes
alors en désaccord avec une loi mais l’appliquons quand même. Parce que ce
désaccord ne menace pas notre accord sur l’essentiel : nous voulons vivre
ensemble. Cet engagement que nous n'avons jamais pris solennellement, peut-être
le prenons nous finalement chaque fois que, " bons citoyens ", nous
respectons les lois. [Approfondissement de la réponse]Il faudrait respecter les
lois, non plus simplement pour sauver sa peau, mais pour réaffirmer chaque
fois, dans un réflexe citoyen, notre désir de vivre ensemble.
Soupçon, transition Mais une telle attitude
comporte les pires dangers. Si nous respectons les lois uniquement pour exprimer
notre désir citoyen, notre attention à la loi elle-même risque de s’en
trouver amoindrie. La certitude d'agir en " bon citoyen" pourrait
même nous rendre aveugle au contenu inadmissible d’une loi.
Si vraiment désobéir à une loi injuste revient, comme veut le montrer
Socrate, à menacer l’existence même des lois, alors nous ne désobéirons
jamais et finirons par obéir à des lois inhumaines.
Il y eut probablement en France, quand furent promulguées les premières lois
antijuives de Vichy, des hommes qui appliquèrent ces lois non par
antisémitisme, ni par peur de la sanction, mais parce qu’il leur était
simplement impossible d’envisager une désobéissance . Le « réflexe citoyen
» est encore un réflexe, c’est-à-dire une menace sur la réflexion. Notre
jugement est comme un muscle, il demande à être entretenu. Or, l’obéissance
automatique aux lois met en suspend le jugement. Rares furent ceux qui
s’opposèrent, dans la France de Vichy, aux premières lois antijuives.
L’organisation, en 1942, de la rafle du Vel D’hiv, nécessita
l’obéissance de 4500 fonctionnaires. Les hommes alors n’étaient pas tous
de vrais salauds. Beaucoup, en revanche, étaient de vrais légalistes : ils
appliquaient les lois automatiquement, sans se poser de questions.
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II.
L’obéissance automatique aux lois comporte les pires dangers.
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