Conclusion
«Il faudrait des dieux pour donner des lois aux
hommes », écrivait Rousseau...
Nous vivons ici-bas, dans ce monde certes arraché à la sauvagerie naturelle,
mais où les dieux qui nous guideraient dans l’élaboration de lois parfaites
gardent le silence. Refuser les lois serait revenir à la violence, les
appliquer aveuglément prendre le risque de se rendre complice de la barbarie.
Ce monde régi par des
lois n’est pas le monde du Bien : c’est le monde où nous essayons d’éviter
le pire, c’est le monde où nous essayons de devenir meilleurs. La question de
notre rapport aux lois est hantée par le souvenir de ceux qui firent le mal au
nom de la loi. C’était souvent parce qu’ils croyaient que la loi était le
Bien, l’Histoire en marche vers son but.
Nous savons aujourd’hui que la loi n’est qu’un moindre mal, et que notre
obéissance peut être l’instrument du pire. C’est peut-être pour cela que
nous saurons reconnaître une loi qui serait le mal en marche. La meilleure façon
d’éviter le pire, c’est donc d’abord de comprendre que la loi n’est pas
bonne en soi. C’est ensuite, même lorsque notre obéissance aux lois est réduite
à un réflexe par les conditions de la vie moderne, de le savoir et de s’en méfier.
Nous devons obéir à des
lois imparfaites: c’est paradoxalement la condition de notre perfectionnement. Nous
devons désobéir à des lois inhumaines : c’est à cette condition que nous
ne régresserons pas. Obéir à des lois imparfaites, désobéir à des
lois inhumaines : il s’agit de bien juger… Ce n’est pas facile, mais
c’est notre condition.
Nous ne sommes, en effet, ni des bêtes ni des dieux. Notre rapport aux lois
nous rappelle que nous sommes entre les deux. Il nous oblige à cet art du
jugement, qualité éminemment humaine, au cœur d’une obéissance aux lois
qui, essentiellement automatique, menace donc ce jugement.
Comment préserver malgré
tout la possibilité d’un tel jugement? En obéissant aux lois, certes, mais
en se méfiant autant des lois que de notre obéissance – bref, il faut
appliquer les lois mais sans aimer cela ! Seule une telle méfiance, pour ne pas
dire un déplaisir, préservera au cœur de notre obéissance politique la
possibilité d’un authentique sursaut moral.
Quand devons nous vraiment désobéir ? Quand ce sursaut moral nous donne des
envies politiques : alors il ne menacera pas la politique mais la nourrira, et
peut-être la sauvera.
Ni les bêtes ni les dieux ne connaissent notre inquiétude. Il faut appliquer
les lois parce que nous ne sommes pas des bêtes. Il faut s’en méfier parce
que nous ne sommes pas des dieux.
|