II.
L’obéissance automatique aux lois comporte les pires dangers. (suite)
Il ne faut pas respecter
les lois, trop générales, mais la puissance de sa volonté singulière, avait
écrit Nietzsche cinquante ans auparavant . Cet individualisme, certes
outrancier, aurait au moins prémuni les hommes d’une collaboration au projet
politique du nazisme, que leur respect des lois signa au contraire. Le «
succès » des totalitarismes au XX° siècle ne s’explique pas seulement par
l’existence dans la nature humaine de pulsions mauvaises, agressives ou
racistes, ni par l’irruption dans l’Histoire d’un mal tombé du ciel, mais
aussi par ce légalisme dénoncé par Nietzsche. L’obéissance automatique aux
lois était censée nous protéger du mal, d’une vie de violence et de peur.
Elle a fait de nous les collaborateur du pire: la barbarie industrielle
d’État. L’Allemagne, une certaine France aussi, ressemblent alors à ces
femmes violées qui, parce que l’avortement était illégal, ont gardé
l’enfant de leur viol et leur en ont voulu toute leur vie. Parce qu’elles
s’en voulaient à elles mêmes de n’avoir pas trouvé le courage de
désobéir à la loi. La loi est parfois mauvaise, elle est toujours trop
générale : deux bonnes raisons de s’en méfier. Tout ce qui est général
est une menace pour l’individu, nous avait averti Nietzsche: tout « général
» peut devenir un tyran. Nécessité de progresser dans
la réflexion, rebondissement du questionnement Reste à savoir pourquoi
les hommes s’y soumettent si facilement.
Première
piste S’il est plus facile d’obéir – à la loi, mais aussi au
tyran, à l’habitude, à Dieu…, c’est peut-être parce que cette
obéissance automatique est une occasion dont les hommes s’emparent pour se
soulager du poids écrasant de leur liberté absolue. Cette idée, sartrienne,
d’une liberté absolue peut surprendre si nous considérons les différents «
déterminismes » pesant sur nous. Mais justement, répondait-il, invoquer ces
« déterminismes » pour justifier l’impossibilité d’une action relève de
la lâcheté, de la «mauvaise foi». Le déterminisme social ? Une simple
situation de départ. Le déterminisme de nos besoins naturels ? Il ne pèse
d’aucun poids devant le choix d’un suicide ou d’une grève de la faim.
Notre liberté peut donc être dite absolue, et les hommes qui prétextent ces
« déterminismes » pour ne pas l’assumer qualifiés de salauds .
L’obéissance automatique aux lois devient pour eux une bonne occasion de
mauvaise foi, une chance à saisir pour échapper à leur responsabilité
d’hommes libres, céder à la passion de la servitude.
Approfondissement
de cette première piste Mais il y a pire, peut-être : une forme de
jouissance. Ainsi s’expliqueraient aussi les totalitarismes au XX° siècle.
La peur de la sanction ne suffit pas à expliquer l’ampleur de la soumission
des uns , et elle n’explique pas du tout l’adhésion des autres. Peut-être
aussi jouissaient-ils de n’avoir plus à porter le fardeau de leur liberté,
de cette jouissance, qui n’est pas le plaisir mais une satisfaction beaucoup
plus insidieuse, compatible d’ailleurs avec une certaine souffrance, ou
mauvaise conscience.
C’est peut-être une telle jouissance, plus encore qu’un simple instinct de
survie ou qu’un réflexe citoyen, qui explique l’obéissance automatique aux
lois. La liberté humaine est un fardeau : elle nous rend responsables de nos
choix, et cela nous angoisse. L’obéissance automatique aux lois permet de
s’alléger de ce fardeau à peu de frais, en se donnant de surcroît de grands
airs « citoyens ». L’exemple du conducteur de train, non antisémite, mais
continuant à mener les déportés vers les camps de la mort, mérite que nous
nous y arrêtions. Pourquoi ne désobéit-il pas ? Pour conserver son travail ?
Par une sorte de respect aveugle pour l’autorité de laquelle émanent les
lois, ou les ordres ? Parce que l’obéissance automatique lui a ôté tout
conscience morale ? Peut-être. Mais peut-être aussi parce qu’il en retire
une jouissance qu’il ne veut pas s’avouer. Non pas du plaisir - probablement
sa situation est-elle quand même un peu désagréable…- mais une satisfaction
indirecte, plus difficilement perceptible : soulagé du fardeau de sa liberté,
se persuadant qu’il n’a pas le choix, il se laisse porter par les lois
auxquelles il obéit avec le même automatisme que lorsqu’il conduit son
train. Il se dit que ce n’est pas de sa faute, qu’il n’y peut rien, et
puis il ne se dit plus rien.
L’obéissance
automatique aux lois devient alors le masque d’une déresponsabilisation de
l’homme. «C’est pas moi, c’est les lois!»: telle sera en substance la
réponse des fonctionnaires nazis à ceux qui leur demanderont des comptes. Plus
généralement, les hommes justifient leur obéissance automatique aux lois en
invoquant soit une nécessité («on n’a pas le choix»), soit une obligation
morale («c’est bien de respecter les lois»), soit enfin la légitimité des
lois («les lois sont justes»). Nous avons là trois figures exemplaires de
cette mauvaise foi dénoncée par Sartre :
Obéir aux lois serait
une nécessité ? La menace de la sanction, ou d’un retour du chaos primitif,
ne nous laisserait aucun choix? Faux. Toute loi juridique comporte deux
éléments : la règle commune et la sanction prévue pour celui qui
l’enfreint. Le fait que la désobéissance à la loi soit prévue par la loi
signifie tout simplement qu’elle est possible! . Nous pourrions même penser
que les lois, en prévoyant le cas de ma désobéissance, « provoquent » ma
liberté.
Obéir aux lois serait
une obligation morale ? Faux, encore une fois. Le propre de l’obligation
morale, c’est qu’elle vient de l’intérieur de l’individu. Lorsque
j’estime que je dois respecter autrui, je n’y suis pas forcé de
l’extérieur, par un parent ou par la police. Si je devais y être forcé,
cela signifierait justement que je ne le respecte pas. Or, la loi juridique est
une règle régissant du dehors l’activité des hommes. La présence de la
police et la menace d’une sanction judiciaire prouvent que c’est d’abord
de l’extérieur que l’homme est contraint au respect de la loi. Pour que
nous respections les lois par pur impératif moral, il faudrait que nous ne
soyons ni surveillés ni menacés de la moindre sanction. Nous pourrions alors
éprouver la grandeur du choix moral, cet instant où le choix du bien ne vient
vraiment que de nous.
Enfin, les lois seraient
légitimes, justes? C’est tout aussi faux. Les lois ne sont pas absolues, mais
relatives, déterminées dans le temps et l’espace. Elles ne sont pas
subjectives comme l’exigence de justice, mais objectivement gravées dans des
textes que « nul n’est censé ignorer ». L’avortement, légal
aujourd’hui en France, ne l’était pas hier, et ne l’est toujours pas en
Grèce ou en Irlande. En France, la même référence à la nature humaine est
brandie par les défenseurs de ce droit et par les commandos anti-IVG qui le
jugent illégitime. Pour les premiers, l’embryon n’est un être humain
qu’à la douzième semaine. Pour les seconds, il l’est dès le premier jour.
Ce qui est légitime pour les uns ne l’est pas pour les autres. Mais ce qui
est légal pour les uns l’est aussi pour les autres. Rien ne peut venir
légitimer parfaitement les lois, ni la tradition, ni la référence à
l’avenir, pas même le respect de grands principes universels comme les droits
de l’homme . Preuve en est de ces systèmes juridiques qui respectent tous les
droits de l’homme mais jugent le même crime, passionnel par exemple, d’une
façon très différente. Lequel de ces jugements est légitime?
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