I.
Il faut appliquer automatiquement les lois pour se préserver d’un retour à
la violence primitive
constat
Cette question du respect des lois, la grande majorité des hommes ne se
la pose pas, ce qui tient évidemment déjà lieu de réponse. Il faut bien
avouer que notre obéissance aux lois, chaque jour, lorsque nous nous arrêtons
au feu rouge, lorsque nous respectons les lois de notre pays, n'est pas le fruit
d'une réflexion, mais un automatisme, une habitude. Tout se passe comme si nous
n'avions pas le choix, ou autre chose à faire : un rendez-vous à ne pas
manquer, un salaire à gagner... Nous vivons en démocratie, nos représentants
ont débattu des lois, pourquoi donc cette question ? D’ailleurs, la poser
simplement, c'est déjà déranger, être regardé comme un adolescent puérile,
ou un de ces philosophes aux questionnements si vains. La réponse, positive,
coule de source; elle fuse, aussi automatique que notre obéissance quotidienne
aux lois.
questionnement
Un tel empressement à obéir aux lois éveille évidemment le soupçon. Cette
obéissance n'est-elle pas la marque d'une servilité plus que d'une
citoyenneté ? N’est-elle pas grégaire plus que civilisée ? Considérons une
file d'attente. Nous y prenons notre place, en arrivant, respectant sans
réfléchir cette règle commune. Chacun aurait intérêt à passer devant les
autres, mais si chacun essayait de le faire, le désordre ralentirait tout le
monde. La règle commune avantage ainsi l'ensemble de ceux qui s'y tiennent.
Difficile de parler de servilité, de bêtise grégaire, quand un tel respect de
la règle, en conduisant à un avantage mutuel, traduit une forme
d’intelligence sociale. Notons d’ailleurs que cette règle, pour permettre
cet avantage mutuel, n'a pas besoin d'être parfaitement légitime, « bonne »
ou morale (l’ordre d'arrivée déterminant l'ordre d'attente est un principe
discutable: pourquoi pas l'âge, la maladie, l'emploi du temps ?...); il suffit
qu'elle soit respectée. Peu importe la règle, pourvu qu’elle soit
appliquée...
Prenons, pour le comprendre, un exemple plus radical. Deux malfaiteurs, qui ont
commis un meurtre, se font interpeller dans une voiture volée. La police,
convaincue qu’ils sont les auteurs du meurtre, mais sans preuves, prend chaque
malfaiteur à part en lui proposant le pacte suivant: "si tu dénonces ton
acolyte pour le meurtre, tu n'auras pas dix ans de prison pour meurtre mais
seulement un pour vol de voiture". Si les malfaiteurs ne se sont pas
préalablement entendus sur une règle, ils risquent de témoigner tous les deux
contre l’autre (dix ans de prison chacun), ou de se taire tout en étant
dénoncé par l'autre (dix ans pour l'un, un an pour l'autre). Mais s'ils se
sont auparavant mis d’accord sur une règle commune ( la « loi du silence »
par exemple ) ils vont se taire et y gagner tous les deux (un an de prison
chacun simplement) . C’est ici flagrant : la règle n'a pas à être morale
pour conduire ceux qui la respectent à leur avantage mutuel.
Enjeu
philosophique: distinction droit/morale Ce qui vaut pour une simple
règle vaut peut-être aussi pour les lois juridiques : il faut appliquer les
lois, non pas parce que c'est bien moralement, mais parce que c'est mieux pour
tout le monde ! Le droit, donc, n’est pas la morale. Et cette obéissance
automatique aux lois n'est finalement pas si risible que cela. Peut-être que
les hommes ne réfléchissent pas, mais ils font quand même ce qui est le mieux
pour eux… Pourquoi ? D’où leur vient une telle sagesse sociale ?
Approfondissement
de la réponse apportée à la question posée par le constat initial Les
premiers États ne sont pas apparus suite à des poussées subites de
fraternité. Certains propriétaires se sont entendus pour sortir d’une vie
hantée par la peur du vol et de la mort. La liberté naturelle des uns entrait
tant en conflit avec celle des autres que personne n’en profitait.
L’insécurité rendait la liberté insupportable. D’où la nécessité de
s’en remettre à une autorité supérieure, l’État, chargé d’assurer la
sécurité de tous en faisant respecter des règles communes. Thomas Hobbes a
voulu montrer pourquoi les hommes ont passé ce premier contrat. « Le
Léviathan » désigne cet homme à qui tous les autres remettent leur liberté,
et leurs armes, en échange de la sécurité. C’est ce pacte originel (la
liberté naturelle contre la sécurité sociale !) qui institue l’état social
. A la peur permanente de tous les hommes, ils préfèrent la peur d’un seul
homme, mais tout puissant. Comme le Léviathan dispose du « monopole de la
violence légale », les autres violences deviennent hors la loi. Il faut
respecter, ou plutôt appliquer les lois parce que c’est la condition de notre
vie débarrassée de la peur. Il faut les respecter, ou en tout cas les
appliquer, pour pouvoir se consacrer à autre chose qu'à lutter pour survivre.
En gagnant la sécurité, le droit de vivre hors la violence, nous gagnons la
propriété, mais aussi, écrit Hobbes, la possibilité des sciences et de
l’industrie, et même « toutes les douceurs de la vie ».
Nous prenons notre place dans la file d'attente, mais ainsi nous pouvons penser
à autre chose qu'à cette guerre à mort pour être le plus fort.
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