I.
Il faut appliquer automatiquement les lois pour se préserver d’un retour à
la violence primitive (suite)
Approfondissement
de la première piste Cette sagesse sociale viendrait donc d’un
engagement initial : notre réflexe d’obéissance serait la répétition d'une
réflexion initiale. Et il faudrait respecter les lois parce qu'on s'y est
engagés, pour tenir cette parole par laquelle nous avons décidé de mettre un
terme à la violence.
Soupçon
eu égard à cette première piste Mais les choses sont un peu plus
compliquées, car nous n’avons jamais donné notre parole. Le Léviathan de
Hobbes est une fiction. Un tel engagement, historiquement, n’a jamais eu lieu.
Les hommes ne se sont pas réunis au coin d'un feu pour décider de sortir de
l'état de nature. Que nous dit alors cette fiction ? Que nous n’avons pas
besoin d’avoir « signé » ce contrat pour être engagés par lui. Qu’à
partir du moment où nous vivons dans un état social pacifié, nous sommes, de
fait, engagés. Puisque nous profitons de la sécurité physique (police), de la
sécurité sociale (assurance maladie), nous devons respecter les lois. Chacun
de nous peut en faire l’expérience : quand nous sommes nous engagés à
respecter les lois ? Jamais. Cet engagement nous a-t-il été demandé le jour
de notre majorité ? Non. Mais nous les appliquons comme si nous en avions pris
l’engagement. C’est dire combien est automatique notre respect des
lois.
Cette «sagesse sociale» ne vient donc pas d’un engagement initial, mais
plutôt de la perception immédiate d’une contrepartie. Je sauve ma peau, donc
je paie mes impôts. Je perds ma liberté, mais je préfère la sécurité.
J’accepte les contrôles d’identité alors que je suis pressé,
l’ouverture du coffre de ma voiture et le faisceau d’une lampe torche sur ma
vie privée, mais j’exige en retour de l’État la sécurité. Voila
d’ailleurs pourquoi, dans un climat d'insécurité réelle ou simplement
ressentie, le respect des lois et de l'État est menacé. Si l’État
n’assure pas ma sécurité, il y a rupture de contrat et je reprends ma
liberté .
formulation
d’une autre piste. Le principe du respect des lois n’est donc pas
moral, mais intéressé.
D’ailleurs, je respecte aussi la loi parce que je souhaite qu’autrui en
fasse autant. Comme le malfaiteur ayant intérêt à respecter la « loi du
silence » si son acolyte la respecte aussi, mon obéissance aux lois peut être
motivée par l’attente d’une réciprocité. Il n’y a qu’à s’arrêter
devant certaines portes de toilettes publiques pour comprendre qu’il n’est
pas demandé aux hommes de devenir moraux pour vivre en société: «veuillez
laisser cet endroit aussi propre en sortant que vous désirez le trouver en
entrant ». Traduisons : ne laissez pas les toilettes propres par pur respect
d’autrui mais pour les retrouver propres vous-mêmes, ou plus exactement parce
que c’est votre avantage mutuel. Cette phrase, en apparence anodine, révèle
une logique profonde du fonctionnement social humain, d’ailleurs déjà
lisible dans l’Évangile : «tout ce que tu réclames que les autres te
fassent, fais le leur ». Si on avait voulu fonder les sociétés sur des
rapports moraux entre individus, il aurait été écrit : «tout ce qui te
semble bon pour autrui, fais le lui». Mais l’efficacité n’aurait pas été
la même… Inutile de demander aux individus de respecter les lois pour des
raisons morales: le bon sens et l’intérêt bien compris sont des raisons
amplement suffisantes. Et notre intérêt bien compris, c'est d'abord de ne pas
retourner à la violence primitive. La loi n’est pas le Bien, mais elle est «
mieux » que la nature. Peut-être appliquons nous les lois sans réfléchir,
mais cela, au moins, nous le savons.
Dès lors, celui qui pose simplement la question du respect des lois prend le
risque de menacer cette victoire sur la violence primitive. L’adolescent
rebelle, le philosophe sceptique font maintenant figure d’ingrats. Ils sont
accueillis avec méfiance, voire agressivité. A l’inverse, appliquer les lois
automatiquement, c’est préserver cette chance d’une vie arrachée à la
lutte pour survivre. Ce que Hobbes nomme « pacte d’association » masque
alors une réaction de survie : c’est un réflexe déguisé en réflexion . (Approfondissement
de la dernière piste) Notre obéissance aux lois se nomme volontiers
liberté politique, ou se rêve enfantée par un « contrat social », mais elle
n’est peut-être qu’une ruse de notre instinct de survie. Ce serait alors
dans le plus naturel de nos instincts que notre « sagesse sociale » plongerait
ses racines. Ce qui est « automatique » chez l’homme, c’est bien de
vouloir sauver sa peau - de préférer la paix à la justice. « Mieux vaut une
injustice qu’un désordre », écrivait Goethe. Parce que le désordre
renferme la possibilité de notre mort à tous , tandis qu’une injustice ne
menace que sa victime.
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