III.
Il faut respecter les lois en se méfiant autant des lois que de notre
obéissance. (suite)
Mais là où Kant visait
une obéissance absolue aux lois , nous poursuivons un autre but : maintenir en
nous une intranquillité salutaire, une tension grâce à laquelle notre
automatisme sera comme gêné, douloureux presque, en tout cas pas confortable,
et de ce fait moins dangereux, n’endormant pas notre vigilance.
Cette « tension » est cruciale, car c’est grâce à cette vigilance préservée
que nous saurons désobéir à des lois qui ne sont pas simplement imparfaites,
mais proprement inhumaines. Si mon esprit résiste tandis que mon corps
s’incline, il n’adhère donc pas à la loi comme si c’était le Bien, Dieu
ou l’Histoire en marche. Les lois nazies ou staliniennes se voulaient bonnes,
faisant avancer l’Histoire dans le bon sens, comme l’obéissance
d’ailleurs, qui faisait avancer l’homme dans le bon sens, en criant et au
pas. Mais si nous appliquons les lois en sachant qu’elles ne sont jamais
vraiment bonnes, nous gardons une distance critique grâce à laquelle notre
esprit pourra donner à notre corps la force de s’élever, de refuser une loi
imposant ce qu’aucun homme ne devrait supporter, le port de l’étoile jaune,
la délation...
«C’est au nom de toutes les existences que l’esclave se dresse» : ainsi
Camus décrit-il la révolte de Spartacus . Ce qu’il n’accepte pas, personne
ne devrait l’accepter. Dans ce cas en effet, «on a raison de se révolter»,
car on se révolte au nom du on.
Mais nous ne pouvons en
rester là. Car n’importe quelle loi pourrait alors se voir opposer une vision
morale subjective. Ce sursaut moral est une condition nécessaire, mais pas
suffisante, pour justifier une désobéissance aux lois. Il faut que la réaction
morale se double d’un projet politique alternatif. C’est ce que firent les résistants
: ils n’ont pas désobéi à la loi simplement par conscience morale isolée
mais aussi avec l’espoir collectif, politique donc, de fonder un « être
ensemble » meilleur. Lorsqu’une loi est inhumaine, il faut désobéir mais en
organisant politiquement sa désobéissance : c’est alors au nom de l’ « être
ensemble » que nous menaçons l’ « être ensemble », et la désobéissance
peut être dite civile . Je ne désobéis pas parce je place ma liberté
individuelle au dessus de tout, je ne désobéis pas parce que je ne veux pas de
la vie ensemble mais au nom de la vie ensemble telle qu’elle devrait être. Je
ne désobéis à la loi actuelle que par respect pour ce qu’elle devrait être.
Ces femmes autoproclamées « les 343 salopes » sont entrées dans l’illégalité
en avortant, et c’est suite à leur action que l’avortement est devenu légal.
Comme celle de Martin Luther King, leur désobéissance au droit a donc créé
du droit. Parce qu’elle était, morale certes selon elles, mais aussi
politiquement organisée.
Quand devons nous désobéir
aux lois ? Lorsque notre conscience morale nous inspire un projet politique -
lorsque notre non moral se double d’un oui politique. Voila peut-être
pourquoi Jean Moulin a eu raison de désobéir, et Socrate raison de ne pas se révolter.
Jean Moulin vivait dans un monde injuste, il avait une organisation politique à
créer, il y avait un monde à changer. Socrate vivait dans la première démocratie,
ses contemporains jouissaient d’une vie peut-être meilleure que la nôtre. Désobéir
aurait été irresponsable, il aurait menacé la démocratie naissante, mais
pour la remplacer par quoi ?
L’obéissance aux lois n’est pas un impératif moral, mais simplement
politique. La désobéissance, elle, doit être morale et politique.
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