UN
STYLE DE TRAVAIL (suite)
En
effet, seul un pair peut saisir ce qui se dit ;
pour entendre il y faut l’oreille de quelqu’un qui se trouve comme le n passant n dans la n passe » ou sur le point de la
franchir, en ce moment précaire, relativement bref et tout à fait spécifique,
de vacillement des repères habituels et de naissance d’un désir non
pas d’être analyste — il ne s’agit pas d’être! —, mais de
prendre le risque de tenir une place pour un analysant. Il s’y autorise
de lui-même et non d’une instance hiérarchique.
L’originalité
de cette procédure vient d’abord d’un constat le «didacticien» ou
le jury d’anciens, étant au-delà de la passe, ne peut saisir
directement ce qui s’y dit sans la médiation des «passeurs». Ainsi,
Lacan disait un jour «Il est tout à fait clair que quelqu’un qui sort
juste de sa psychanalyse est capable de voir des choses que le psychanalyste
chevronné, qui a eu le temps tout à fait d’oublier son expérience que
j’ai appelée précaire, laisse tranquillement passer». Mais, plutôt
que de suppléer à cet oubli par des règlements et contrôles
institutionnels qui ne font que couvrir la transmission d’un modèle stéréotypé,
Lacan, avouant ce même oubli, fait appel à un travail commun de
recherche «Je n’en suis pas plus loin que vous dans cette oeuvre qui ne
peut être menée seul, puisque la psychanalyse en fait l’accès».
De
plus, ce que cette proposition suppose, c’est que le principe de ne
s’autoriser que de soi-même ne signifie pas que ce «de soi-même»
soit ineffable. Le désir de l’analyste n’est pas le secret du
mystique, ni le jardin privé du quant-à-soi ou le laisser-deviner de la
coquetterie. Au contraire, il a à s’éprouver par et dans le témoignage
à des inconnus, tirés au sort, non en position d’analystes, mais de «
passeurs >s pris dans le même kaïros
d’un passage. Là se transmet un savoir dans le mouvement même de
la mise à l’épreuve du désir par le langage.
Or, ce projet de recherche lancé
par Lacan fut effectivement entendu. Plus d’une centaine
d’analysants en fin de
parcours «didactique»
répondirent. Ce fut pour ceux et celles qui s’y engagèrent une expérience
décisive, qui n’a certes pas fini de produire des fruits. De ce
qu’il en a reçu, Lacan fit la matière des dernières années de son
enseignement sur la fin et la limite de la psychanalyse.
Mais,
plus encore, Lacan en a appris qu’il ne devait plus cautionner une telle
expérience dans le cadre de son Ecole. Son processus subversif était
contradictoire avec l’École telle qu’elle devenait d’année en année
une institution de plus en plus lourde et anonyme, où la permutation
rapide des responsables ne s’opérait plus. La n
passe », bien qu’expérience irremplaçable subjectivement, ne
pouvait plus porter ses fruits dans un tel contexte de fondatrice d’un
nouveau style de travail, elle devenait marginale, neutralisée qu’elle
était par le narcissisme des effets de groupe. «Il y a un problème de
l’École», répétait Lacan.
Sachant qu’il n’était pas
pour rien dans cette impasse et qu’il s’était lui-même empêtré
dans l’école qu’il avait promue, il a dépensé les dernières
forces qui lui restaient à y mettre fin il l’a dissoute le 5 janvier
1980. Se dégageant en premier, il tentait aussi de dégager du filet ceux
qui s’y étaient pris les pieds avec lui. Ce ne fut pas — on s’en
doute —
une entreprise aisée, d’autant plus que Lacan, selon ses propres mots
sur ce qu’est un psychanalyste, n’imposait pas le respect ni ne
cherchait à convaincre.
Ce
dénouement de liens n’a pas fini aujourd’hui de produire des effets
dont nul ne peut encore mesurer toute l’ampleur.
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