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Critique du pari
Or, le calcul des
chances n'est pas même applicable à tous les cas, mais seulement
à certains cas choisis, de possibilité réelle. Ces cas sont ceux
dans lesquels les possibilités, rigoureusement déterminées en
nombre et en nature, sont, de plus, égales ou commensurables entre
elles. S'il y a 100 boules dans une urne et si l'on doit en tirer
une, je sais qu'il y a, pour la sortie de chaque boule particulière,
une chance contre 99. Si les données de Laplace sont encore vraies
aujourd'hui, je puis raisonnablement parier 22 contre 21 que
l'enfant qui va naître sera un garçon. Mais dans un cas de
possibilité logique, il ne saurait être question de chances: car
des chances ne sont autre chose que des possibilités réelles, ou
les droits rivaux de ces possibilités à l'existence effective.
Un simple concept
n'a ni peu, ni beaucoup, de chances de devenir un objet réel: il
n'est ni près, ni loin, du seuil de l'existence: il est d'un autre
ordre et sans rapport nécessaire avec elle. Il se peut qu'il y ait
dans la réalité un objet auquel il corresponde, il se peut qu'il
n'y en ait aucun; aucune raison tirée de ce concept même ne peut
nous l'apprendre: il faut attendre que l'expérience prononce et
dire, en attendant, que nous n'en savons rien.
De ce
que nous ne sommes pas plus autorisés à nier l'existence d'une
chose qu'à l'affirmer, il ne faut donc pas conclure, comme semble
avoir fait Pascal, qu'il y a une chance sur deux pour que cette
chose existe. Il n'est pas admissible qu'une entière ignorance à
l'égard de la réalité constitue par elle-même un renseignement
précis sur la réalité. L'incertitude qui résulte pour nous de
cette ignorance n'est, n une moitié, ni une fraction quelconque de
certitude: c'est une incertitude absolue, absolument hétérogène
à la certitude.
Pascal a été au
devant de l'objection et a cru en triompher en invoquant l'exemple
des jeux de hasard. L'espérance d'un gain, lorsqu'elle repose sur
un fondement réel, forme avec la valeur intrinsèque de ce gain un
produit toujours moindre que cette dernière, mais toujours positif
et dans lequel la grandeur de l'une peut compenser indéfiniment la
faiblesse de l'autre. Mais, ici, l'incertitude du bien espéré n'a
pas seulement pour effet d'en diminuer la valeur: elle lui ôte
toute valeur positive, puisqu'elle porte sur la question de savoir
si ce bien, quel qu'il puisse être, appartient au domaine de la réalité
ou à celui de la chimère.
Qu'on le multiplie
par autant d'infinis qu'on voudra, on n'en sera pas plus avancé,
puisqu'il restera toujours à savoir si le produit de ces
multiplications est réel ou chimérique. Le sophisme est manifeste
si l'espoir du bonheur à venir ne repose que sur une possibilité
logique, il faut renoncer au pari de Pascal.
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