A :
L'argumentation de Pascal
"Mais
il y a ici une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un
hasard de gain contre un nombre fini de hasards de perte, et ce que
vous jouez est fini. Cela ôte tout parti, etc."
Voici enfin les véritables termes du pari, infiniment plus
avantageux que tous ceux que Pascal a imaginés jusqu'à présent.
Le gain, c'est une vie de bonheur multipliée par deux infinis, l'un
de degré, l'autre de durée. L'enjeu, c'est notre vie actuelle, médiocre,
simple unité de durée; enfin le nombre des chances favorables est
égal à celui des chances contraires. Seulement Pascal, je ne sais
pourquoi, se sert ici d'expressions que l'on croirait destinées à
affaiblir sa thèse. Il avait mis d'abord "autant de hasard de
gain que de perte"; il nous montre un peu plus loin "le
gain... aussi prêt à arriver que la perte" et il a mieux aimé
mettre "un hasard de gain contre un nombre fini de hasards de
perte". Il avait représenté jusqu'ici notre vie actuelle par
l'unité; il la traite, quelques lignes plus bas, de "néant":
cependant il se contente de remarquer que ce que nous jouons est
fini. Il n'insiste même pas sur la valeur infiniment infinie qu'il
reconnaît à la vie à venir; et il conclut simplement qu'en présence
d'un gain infini, d'un enjeu fini et d'un nombre fini de chances de
perte, il serait déraisonnab1e de ne point parier.
"Car
il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera, et
qu'il est certain qu'on hasarde, et que l'infinie distance qui est
entre la certitude de ce qu'on s'expose, et l'incertitude de ce
qu'on gagnera, égale le bien fini qu'on expose certainement à
l'infini qui est incertain. Cela n'est pas ainsi, etc."
La
leçon "on s'expose" n'est pas douteuse, et j'adopte entièrement
l'explication que M. Havet a donnée des mots de ce que.
"La certitude de ce qu'on expose" (c'est la leçon de
Port-Royal) signifierait la possession assurée de la chose que l'on
va risquer: "la certitude de ce qu'on s'expose signifie la
certitude de ce fait, que l'on court un risque: et il suffit de lire
attentivement le texte pour se convaincre que l'intention de Pascal
est bien d'opposer cette certitude à l'incertitude d'un autre fait,
qui est celui de gagner.
Voici, en effet, l'objection qu'il s'adresse à lui-même et qui est
peut-être plus grave qu'il ne croit. On veut que je renonce aux
plaisirs de ce monde pour m'assurer un bonheur infini dans un autre.
Le sacrifice est minime peut-être, mais certain; l'avantage que
l'on m'offre en échange est immense, mais incertain or
l'incertitude diffère toto genere de la certitude et vaut
infiniment moins: un bien infini que je ne posséderai peut-être
jamais ne vaut donc pas plus pour moi, si même il vaut autant, que
le bien fini que je sacrifie. La réponse est facile, si les
conditions du pari de Pascal sont réellement celles d'un jeu de
hasard. L'incertitude du gain, dans ces conditions, n'est pas
quelque chose d'absolu et d'hétérogène à la certitude: il y a
entre l'une et l'autre une commune mesure, qui est le nombre total
des chances. Si j'avais pris tous les billets d'une loterie, je
serais certain de gagner le lot. S'il y en a cent et si je n'en ai
qu'un, il s'en faut de beaucoup, sans doute, que je sois certain de
gagner: mais il ne s'en faut pas infiniment: car mon incertitude
vaut précisément un centième de certitude. Il est donc possible
que la valeur du lot, multipliée par cette fraction, c'est-à-dire
réduite au centième soit encore supérieure à celle de ma mise,
multipliée par l'unité, qui représente la certitude. Et si la
valeur intrinsèque du lot est infinie, elle surpassera toujours
infiniment celle de ma mise, qui ne peut être que finie (le nombre
des chances étant lui-même supposé fini).
"S'il y a autant de hasards d'un côté que de l'autre, le
parti est à jouer égal contre égal."
Port-Royal
a mis "la partie est à jouer". "Le parti est à
jouer" signifie probablement la même chose que "le parti
est de jouer", c'est-à-dire, il est juste et raisonnable de
jouer. Si deux personnes jouent l'une contre l'autre avec des
chances égales de gain, il est juste que leurs mises soient égales.
"Quel
mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti? Vous serez fidèle, honnête,
humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, ami véritable. A la vérité,
vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire,
dans les délices; mais n'en aurez-vous point d'autres?"
L'homme "fidèle", dans la langue de Pascal, est ce que
nous appelons aujourd'hui l'homme sûr, celui sur la parole duquel
on peut compter. L'homme "honnête" est l'homme poli.
"La gloire" signifie, je pense, l'état intérieur de
celui qui se glorifie, l'ivresse de l'orgueil. -On ne peut nier que
le pari de Pascal ne soit, comme tout pari, un acte intéressé:
mais il faut aussi reconnaître, d'abord, que l'intérêt qui s'y
attache n'est pas d'ordre sensible, et ensuite, que l'affirmation
pratique dans laquelle il consiste n'est autre chose que la pratique
de toutes les vertus.
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