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Critique du pari
Mais
comment pourrait-il reposer sur une possibilité réelle? Il
faudrait pour cela, avons-nous dit, qu'un genre, donné sous une
forme particulière en ce monde, fût susceptible, dans un autre,
d'une spécification nouvelle, à la fois analogue et différente.
La supposition nous a paru absurde; et elle l'est en effet, à moins
que, par une exception probablement unique, il ne nous soit
possible, d'abord, de saisir ce genre en dehors de sa forme
particulière, à l'état, en quelque sorte, de pure idée, et
ensuite, de constater qu'il est en lui-même indépendant des
conditions de l'existence sensible et susceptible, par conséquent,
d'une réalisation supra-sensible. L'exception n'est pas elle-même
facile à concevoir: est-ce à dire cependant qu'elle n'existe pas?
Il
y a dans notre conscience un élément singulier, difficile à définir,
moitié fait, moitié idée: c'est ce qu'on peut appeler à peu près
indifféremment raison ou liberté. Cet élément nous est donné
chaque fois que nous pensons ou que nous voulons, non pas, il est
vrai, à l'état pur, mais toujours combiné avec un phénomène
sensible de représentation ou d'inclination. Mais nous pouvons, par
un effort de réflexion, l'isoler et le saisir en lui-même; et nous
constatons alors qu'il est tout à fait disproportionné à ce phénomène,
si bien qu'il y a, entre la forme et la matière de chacun de nos
actes intellectuels, non pas harmonie, mais désaccord et presque
contradiction.
Toutes
les fois par exemple, que nous portons un jugement, nous témoignons,
par l'emploi même du verbe être, que nous entendons énoncer ce
qui est vrai en soi et doit être admis comme tel par toutes les
intelligences: et cependant notre jugement n'exprime que ce que nous
avons perçu et imaginé, c'est-à-dire des apparences relatives à
notre sensibilité et à notre point de vue sur l'univers. Il en est
exactement de même d'un acte de volonté: nous voulons toujours, en
principe, ce qui est, en soi et aux yeux de la pure raison, le
meilleur: nous voulons toujours, en fait, ce que nos inclinations et
notre imagination, agissant de concert, nous représentent comme le
meilleur, quoique ce soit quelquefois, en réalité, le pire. La
raison et la liberté débordent donc manifestement notre conscience
actuelle: elles sont en nous l'idée en partie indéterminée, le
cadre à moitié vide, d'une vie spirituelle qui ne se réalise que
très imparfaitement en ce monde et qui pourrait se réaliser
beaucoup mieux dans un autre, si, tous les éléments sensibles de
la conscience ayant disparu, la matière des actes intellectuels
devenait adéquate à leur forme.
Ce
que serait, pour notre esprit, cette vie nouvelle, c'est ce qu'il
serait absurde de vouloir imaginer, puisqu'elle exclut, par hypothèse,
tout ce qui est actuellement imaginable: qu'elle soit réellement
possible, c'est ce dont nous ne devons pas douter, puisqu'elle n'est
que la spécification éventuelle d'un genre dont nous saisissons en
nous-mêmes l'existence. En fait, nous la croyons possible et nous y
aspirons sans la connaître: ne pouvant bannir de notre conscience
les éléments sensibles, nous cherchons du moins à en restreindre
le rôle: nous faisons plus de cas d'une vérité générale que
d'une vérité particulière, d'une connaissance a priori que d'une
connaissance empirique; la conduite dont nous nous honorons le plus
est celle à laquelle notre intérêt a le moins de part et dont le
motif est le plus étranger à notre nature sensible. La religion
est l'orientation de notre vie entière vers l'au-delà; l'ascétisme
et le mysticisme sont un effort généreux, mais téméraire, à présent
la barrière qui nous en sépare.
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