Il n'y a là cependant
aucune preuve de la réalité d'un avenir ultra-terrestre.
Il est possible que notre activité intellectuelle
s'exerce un jour sous une forme beaucoup plus parfaite que
celle dont nous avons actuellement conscience. Il est
possible que nos facultés supérieures soient destinées
à trouver, dans un autre ordre d'existence, un objet adéquat
à elles et qu'elles soient ici-bas dans un état
d'attente et d'inutilité provisoire, comme les organes de
la respiration pendant la vie intra-utérine. Mais il est
possible aussi qu'il ne doive jamais y avoir pour nous, ni
bien intelligible, ni intuition intellectuelle. Il est
possible que la raison et la liberté, dans ce qu'elles
ont de disproportionné à notre conscience sensible,
n'aient d'autre rôle à remplir que de la stimuler et de
nous pousser à étendre toujours plus loin les vues de
notre esprit et à élever toujours plus haut les motifs
de notre conduite. Il vaudrait mieux, sans doute, qu'il en
fût autrement: mais quelle nécessité y a-t-il à ce que
le meilleur soit ? La nature, il est vrai, semble s'être
fait une loi de le réaliser: mais pourquoi cette loi de
la nature serait-elle encore valable hors de la nature ?
En présence d'un idéal qui n'est pas arbitraire, qui répond
à un besoin subjectif de notre raison, et dont elle est
cependant impuissante à établir la valeur objective, que
reste-t-il, sinon de croire, d'espérer ou, comme le
propose Pascal, de parier ?
Peut-il
être question, ici, de chances ?
Nous sommes en présence
d'une possibilité réelle, mais d'une seule ; et la
question n'est pas de savoir, de plusieurs possibilités,
laquelle se réalisera, mais si cette possibilité unique
se réalisera ou ne se réalisera pas.
Peut-être
pourrions-nous dire qu'il y a une chance pour qu'elle se réalise,
mais qu'il y en a une aussi pour qu'elle ne se réalise
pas, et que nous ne savons, de ces deux chances, laquelle
est la plus forte.
Que la réalisation de cette possibilité
soit pour nous un bien, qu'elle soit même notre bien suprême,
c'est ce dont nous ne pouvons pas douter, puisqu'elle répond
à une tendance de ce qui, en nous, est le plus nous-mêmes
: nous dirons aussi que ce bien est infini, puisqu'il est
suprasensible et que le sensible nous paraît être la
condition du fini; mais nous le dirons dans un sens
qualitatif plutôt que quantitatif, qui exclura toute idée
de degré et de durée.
L'enjeu du pari sera pour nous,
comme pour Pascal, le sacrifice du moi; mais nous n'
oublierons pas que ce sacrifice s'impose à nous, même en
dehors de toute espérance, et par cela seul que le moi
se rencontre, dans notre conscience actuelle, avec la
raison.
Quand l'absolu ne pourrait jamais être pour nous
qu'une idée, nous devrions encore attacher plus de prix
à cette idée qu'à la réalité sensible tout entière,
et agir exclusivement par raison, comme les Stoïciens,
sauf à emprunter, comme eux, à la nature, la matière et
les motifs particuliers de notre action. Seulement il nous
en coûtera moins de sacrifier à la raison notre volonté
de vivre, si la raison elle-même doit être en nous le
principe d'une vie nouvelle, plus parfaite et plus
heureuse.
La
question la plus haute de la philosophie, plus religieuse
déjà peut-être que philosophique, est le passage de
l'absolu formel à l'absolu réel et vivant, de l'idée de
Dieu à Dieu. Si le syllogisme y échoue, que la foi en
coure le risque ; que l'argument ontologique cède la
place au pari.
Jules
Lachelier, Revue philosophique, Juin 1901.
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