A :
L'argumentation de Pascal
"Mais il y a une éternité de vie et de bonheur. Et cela étant,
quand il y aurait une infinité de hasards dont un seul serait pour
vous, vous auriez encore raison de gager un pour avoir deux, et vous
agiriez de mauvais sens, étant obligé à jouer, de refuser de
jouer une vie contre trois à un jeu où d'une infinité de hasards
il y en a un pour vous, s'il y avait une infinité de vie infiniment
heureuse à gagner."
Ce passage, que Port-Royal a supprimé, n'est pas facile à
entendre. Pris à la lettre, il est à la fois incohérent et
absurde. Personne ne consentirait à jouer "un pour avoir
deux", ni même "une vie contre trois", avec une
seule chance de gain contre un nombre infini de chances de perte.
Et, lorsqu'on voit ces deux manières de jouer associées, l'une, à
la perspective d'une "éternité de vie et de bonheur",
l'autre, à celle d'une "infinité de vie infiniment
heureuse", on se demande quel peut être, de part et d'autre,
le lien qui unit des idées aussi différentes. Tout le mal vient,
je crois, d'une rédaction précipitée, dans laquelle Pascal a
confondu ce qu'il ne voulait que rapprocher: ses calculs de tout à
l'heure, purement imaginaires et simplement préparatoires; et ceux
de maintenant, encore en partie hypothétiques, mais dans lesquels
commencent à apparaître les véritables données de son pari. Il
suppose d'abord, ce qu'il n'admet pas en réalité, que le nombre
des chances est infini et qu'il n'y en a qu'une en notre faveur.
L'enjeu
est toujours pour lui "une vie", notre vie actuelle. Le
gain est représenté successivement par deux expressions que l'on
aurait tort de prendre dans un sens vague et de regarder, par suite,
comme équivalentes. La première est "une éternité de vie et
de bonheur"; elle signifie, selon moi, trois choses:
1° Une vie de longueur ordinaire;
2° Un bonheur pareil à celui dont nous jouissons par moments, mais
sans intermittence pendant toute la durée de cette vie;
3° La multiplication de cette durée par l'infini. La seconde
expression est "une infinité de vie infiniment heureuse".
Aux trois éléments contenus dans la première,
celle-ci en ajoute un quatrième, l'infini, en quelque sorte,
intensif, la grandeur infinie du bonheur à venir dans chaque
instant de sa durée. Tout cela posé, voici les nouveaux calculs de
Pascal, analogues, comme on va voir, aux anciens. Soit d'abord
"une éternité de vie et de bonheur" à gagner, avec une
seule chance favorable et un nombre infini de chances contraires.
L'infini contenu dans ce dernier nombre et celui qui mesure la durée
de la vie à venir s'éliminent, et il reste, à chances égales,
une durée de vie ordinaire, plus un bonheur inaltérable.
Soit ensuite à gagner, sous même condition, "une infinité de
vie infiniment heureuse".
Eliminons
à la fois l'infini qui exprime le nombre des chances défavorables,
et l'un des deux coefficients infinis de notre félicité future: il
reste, à chances égales, vie et bonheur, comme dans le cas précédent,
plus la multiplication de ce bonheur par un infini, soit de degré,
soit de durée. Le jeu est donc bien, comme tout à l'heure, de un
pour deux, dans un cas, et de un pour trois, dans l'autre: nous pouvons
donc jouer, dans le premier, et nous le devons, dans le second, si
l'on ne tient compte que du nombre et non de la valeur des quantités
engagées: car le bonheur vaut plus que la vie, et un bonheur
infini, infiniment plus. Voilà, si je ne me trompe, ce que Pascal a
renfermé dans une phrase elliptique à l'excès, où ses deux ou
trois vies imaginaires ne reparaissent que pour figurer deux ou
trois des éléments dont il compose notre véritable destinée.
Cette interprétation me semble à moi-même forcée: mais le texte
en comporte-t-il une qui ne le soit pas ?
|