B -
Critique du pari
Ce
n'est donc pas là qu'est la difficulté, s'il en a une. Mais que
vaut, au point de vue de la légitimité du pari, l'idée unique sur
laquelle il nous parait maintenant porter, celle de la vie éternelle?
Il ne s'agit pas de savoir si cette idée correspond à un objet réel:
si nous étions en état de résoudre cette question, nous ne
serions pas réduits à parier. Mais nous avons au moins besoin de
savoir si l'objet de cette idée est possible car, s'il ne l'était
pas, il serait inutile de nous demander combien il y a de chances
pour qu'il existe. Nous suffira-t-il cependant de savoir que cet
objet n'est pas impossible? Et ne pourrait-il pas y avoir plusieurs
genres de possibilité, tels que le calcul des chances ne fût
applicable qu'à l'un d'eux?
Avant
de demander si une chose peut exister, nous devons demander si elle
peut être conçue, c'est-à-dire si elle n'implique pas
contradiction; si elle satisfait à cette condition, nous dirons
qu'elle est logiquement possible. Mais, de ce qu'une chose est
logiquement possible, s'ensuit-il qu'elle le soit aussi réellement
et qu'elle soit prête, en effet, à exister? Une chose qui ne porte
pas en elle-même d'obstacle à son existence, ne se met pas pour
cela d'elle-même en possession de l'existence: nous ne devons donc
la tenir pour réellement possible que si nous connaissons des
raisons positives pour qu'elle existe ou, en d'autres termes, des
causes déterminées à la produire. Est-ce à dire qu'avant de déclarer
un événement possible, il faille nous assurer que toutes les
conditions physiques dont il dépend sont ou vont être réalisées?
Nous aurions, dans la plupart des cas, fort à faire, et le succès
même de notre recherche se tournerait pour elle en échec car cet
événement nous paraîtrait alors, non plus possible, mais nécessaire.
Ce n'est pas du point de vue des causes efficientes qu'une chose
peut être regardée comme réellement possible: c'est du point de
vue des causes finales ou, ce qui revient au même, des formes et
des genres. Un événement fait toujours partie d'un genre, créé,
soit par la nature, soit par nous-mêmes; et il peut prendre, dans
les limites de ce genre, un nombre déterminé ou indéterminé de
formes particulières, que nous connaissons, dans certains cas, à
l'avance, et qui échappent, dans d'autres, à toute prévision précise.
Une boule va être tirée d'une urne où il y en a plusieurs: voilà
l'événement sous sa forme générale; et nous savons que cet événement
peut prendre autant de formes particulières qu'il y a de boules
dans l'urne. Un enfant va naître: il sera certainement garçon ou
fille; quant aux traits de son visage, à la couleur de ses yeux et
à celle de ses cheveux, tout ce que nous savons de ces détails,
c'est qu'ils peuvent varier, quoique entre des limites assez étroites,
à l'infini. Et, quand nous prononçons ici le mot pouvoir,
nous ne voulons dire qu'une chose: c'est que toutes ces spécifications
de l'événement du tirage ou de celui de la naissance sont
virtuellement contenues dans ce même événement, conçu sous sa
forme générale et posé, sous cette forme, comme une fin. Nous
savons très bien qu'en voulant, d'une manière générale, le
tirage, nous avons voulu éventuellement la sortie de chacune des
boules que nous avons, en vue de cette sortie même, mises dans
l'urne. Nous ne sommes pas dans le secret de la nature, mais nous
supposons qu'elle agit comme nous et que, lorsqu'elle veut la
naissance d'un être humain, elle veut en même temps, d'une volonté
implicite et virtuelle, chacun de ses modes particuliers
d'organisation. Voilà pourquoi ces modes nous paraissent possibles;
et quant aux causes physiques qui déterminent l'existence effective
de l'un d'eux plutôt que de tous les autres, leur intervention
constitue simplement à nos yeux ce que nous appelons le hasard. Est
réellement possible, en définitive, toute spécification d'un
genre existant.
Cette
distinction faite, quelle sorte de possibilité pouvons-nous reconnaître
à l'objet du pari de Pascal? En fait, et pour Pascal lui-même,
l'idée de la vie éternelle fait partie de la tradition chrétienne:
en droit, et pour l'incrédule auquel il la propose, elle se présente
comme un concept librement formé par notre esprit, sans modèle,
mais aussi sans garantie dans l'expérience. On peut donc demander
à ce concept de ne pas se détruire lui-même, et l'on accordera
volontiers à Pascal qu'il satisfait à cette condition. Mais on ne
peut pas s'attendre à ce qu'il soit l'expression d'une possibilité
réelle: car, à moins qu'il ne s'agisse d'événements artificiels
et créés par nous-mêmes, il n'y a que l'expérience qui nous
instruise de ce qui peut réellement arriver. Que pourrait être,
d'ailleurs, pour nous la possibilité réelle d'un objet situé, par
hypothèse, hors de la nature? Sur quel fondement pourrait-elle
reposer, et à quel signe pourrions-nous la reconnaître? Quel
genre, donné sous une forme en ce monde, pourrait être
susceptible, dans un autre, d'une nouvelle forme, à la fois
analogue et différente? Pascal semble bien, du reste, ne s'être
posé aucune de ces questions et s'être contenté, pour l'objet de
son pari, de la possibilité logique.
|