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Métaphysique morte, métaphysique vivante.
Que
peut indiquer une telle complexité qui "permet à ces
destructeurs" de la métaphysique "de se détruire réciproquement"
(31)? Sans doute d'abord qu'il n'y a point ici de geste simple,
qu'on n'en a jamais fini avec la "fin de la métaphysique",
que "le passage au-delà de la philosophie ne consiste pas à
tourner la page de la philosophie (ce qui revient le plus souvent
à mal philosopher), mais à continuer à lire d'une certaine manière
les philosophes" (32). En prêtant précisément l'attention
la plus extrême et la plus vigilante à ce qui ne cesse de
diviser de l'intérieur toute pensée: une tendance à abolir
toute différence, toute distance et toute altérité dans un
"vouloir s'entendre - parler absolu" (33), rêve et
fantasme du plein jour d'une présence sans faille; mais aussi
l'inscription en cela même de résistances - le corps, l'écriture,
la violence, etc - qui vouent à un échec toujours recommencé
cette aspiration proprement narcissique. La "déconstruction",
geste sans fin, serait ce partage toujours à ré-effectuer entre
la fermeture "logocentrique" et ses marges, ses bords,
ses traces et ses excès ...
Cette
entreprise fine et suggestive laisse pourtant insatisfait pour
deux raisons majeures:
1)
son enfermement volontairement "nihiliste" dans une
pratique destructrice (de la présence, du sens, de la vérité)
qui risque l'essoufflement à refuser obstinément toute
orientation positive et créatrice;
2)
la tendance corrélative à identifier trop simplement métaphysique
et clôture de la présence (à soi). Or, c'est peut-être à
l'intérieur même de la métaphysique qu'il conviendrait d'opérer
un partage. En reprenant certaine distinction, commune à Kant et
à Bergson, entre système et attitude:
-morte serait la métaphysique comme contenu dogmatique de thèses
à prétention explicative et totalisante;
-vivante resterait la métaphysique comme disposition constitutive
à l'interrogation, comme "effort toujours renouvelé pour dépasser
nos idées actuelles" en vue de communier de plus près et
avec moins d'illusions au mouvement de "l'expérience intégrale"
(34).
Cela toutefois ne saurait suffire. Car il est évidemment trop
facile et trop rapide de dissocier ainsi l'effort systématique et
la pensée existentielle: lorsqu'il s'agit de philosophie, c'est
toujours à travers un certain agencement cohérent de catégories
réfléchies que tente de s'indiquer un geste qui les transcende
mais qui se traduit et passe à travers elles. Aussi la vraie
question porte-t-elle indissolublement sur le discours et sur
l'attitude, sur le type de rapport qui les unit, sur l'aspect sain
et morbide de ce qui se cherche à travers leur rapport. Morte (ou
à détruire) serait alors la métaphysique comme système
transparent et surhumain qui fuit et refuse la dure fragilité de
la contingence en se réfugiant dans une présence stable et
rassurante, qui aboutit à des constructions de style onto-théologique
dont le ressort secret est la peur (de soi, des autres, du réel)
et le besoin de posséder ou dominer, dont l'orientation est
fondamentalement réductrice et anthropocentrique. Vivante (ou à
créer) serait la métaphysique comme volonté de cohérence qui
tente de se comprendre et d'éclairer l'obscurité de l'expérience
effective en acquiesçant amoureusement à ce qui est, en disant
"oui" à une "présence" infixable et sans
lieu propre; l'attitude est celle de la liberté ouverte sans
retour au respect et au Désir de l'Autre.
Perspectives
Des diverses contestations évoquées, je retiendrai d'abord au
moins la leçon suivante: hors de la prise au sérieux de la
positivité - naturelle, sociale et historique - connue et analysée
le plus rigoureusement possible, vécue et transformée le plus
efficacement possible, tout essai de problématique métaphysique
dégénère inévitablement en retombée idéologique et aliénante.
C'est donc seulement du cœur de la réalité actuelle, immanente
et militante - et sans jamais s'en évader - que peut surgir sans
trop d'illusion un questionnement métaphysique, celui de la
liberté finie accueillant et interrogeant son présent en ses
dimensions constitutives. Conditionnement et situation,
perspective et engagement ne peuvent jamais être abolis par la
radicalisation et l'universalisation métaphysiques qui visent
seulement à comprendre et à approfondir l'expérience des
individus vivants.
Sur cette base solide et toujours présente, le ressort primordial
de l'attitude métaphysique est sans doute l'étonnement
interrogatif face à ce qui ad-vient sans que l'homme jamais
puisse s'en saisir et le dominer: le monde, l'existence, la liberté.
Excédant tous les "pourquoi" fondateurs non moins que
tous les "comment"explicatifs, l'attention admirative
peut se porter - sans se fixer ni se figer - sur "la
merveille des merveilles que l'étant est" (35), et non pas
rien, que la nature éclôt et que l'histoire se déroule, que l'être
se déploie et que la vie passe. Don de l'Être qui réclame écoute
et mémoire, "la veille comme la garde montée auprès de la
maison" qui recueille et abrite; appel de la Vie qui exige création
et oubli, "l'éveil au jour qui vient, à la veille duquel
nous sommes" (36) et qu'il nous faut attendre exposés et à
découvert. Transcendance dans l'immanence, origines -
bondissantes et profondeurs abyssales. Tensions. Accord?
Sur de tels chemins, déjà, l'expérience métaphysique apparaît
comme mise en question, aventure, décentrement: "l'homme éprouve
qu'il est éprouvé" (37). Mais le mouvement qui porte la
subjectivité vers la transcendance n'est point encore à son
terme, car il va même au-delà de l'être, vers "l'autrement
qu'être". C'est par la rencontre éthique du prochain, par
le regard levé vers le visage dont la parole me juge et me
questionne de toute sa hauteur infinie que peut être suscitée et
frayée cette voie du Désir vers le Séparé et l'Absent - Autre:
"la métaphysique se joue dans les rapports éthiques"
(38), au coeur des relations interhumaines. Le geste est de
rupture sans retour, marche sans fin vers le Dehors et l'Ailleurs
où ne cesse de nous appeler la voix de l'Étranger.
Mais
geste sans rupture et marche qui ne conduit à aucun arrière-monde.
Car c'est au sein de la relativité mouvante et de l'effectivité
contingente des conditions qu'il est possible à la subjectivité
libre et finie de s'ouvrir à l'interpellation des autres et de
l'Autre, de se laisser ainsi questionner et transformer par la
gratuité absolue d'une présence qui est toujours présence - à,
donnée et offerte sans retour.
Point d'opposition à instituer ici entre le Soi et l'Autre, entre
la relation et la non-relation, mais le paradoxe à éprouver
d'une relation fondée sur l'altérité et qui ne cesse de la
creuser. Métaphysique peut être dite alors cette expérience -
pratique et théorique - de la liberté face à l'Autre, prise
dans une relation de reconnaissance réciproque où la
communication s'effectue à travers une distance et une différence
éternelles. Il est légitime à ce niveau -
avec prudence, sans inflation, mais également sans mauvaise défiance
ni peur - de parler d'amour, s'il est vrai qu'aimer, c'est
accepter d'être soi-même et sans armure devant l'autre, tout en
voulant "que l'autre soit lui-même dans son irremplaçable
spécificité" (39).
Cette métaphysique
renouvelée, dont il n'y a ici que quelques orientations
possibles, ne saurait rompre totalement avec la tradition dont
elle hérite. Sur trois points capitaux, cependant, elle paraît
appelée à l'originalité.
1. Comme pensée
humaine, irréductiblement inscrite et relative, elle doit
renoncer à la conviction de jamais "détenir, avec ses
concepts, les clefs de la nature ou de l'histoire" (40); la
recherche et l'interrogation sont sa part, non les croyances
dogmatiques et totalisantes.
2. La
transcendance vers laquelle elle se dirige n'est point celle d'un
Être ou d'un Sens assurant finalement le savoir et le pouvoir du
Même, mais celle d'un Autre qui ne résout ni ne garantit rien,
qui éveille bien plutôt et ne cesse d'inquiéter la liberté qui
se tourne vers Lui.
3. Enfin, l'expérience
intégrale (non totalitaire!) ) à laquelle elle invite et qu'elle
s'efforce de traduire n'est pas simple vue réservée à une élite
contemplative, car la théorie n'est là que pour permettre une
meilleure reconnaissance d'une vie en principe (et en fait!)
offerte à tous; elle joue seulement comme médiatrice d'une
attitude seule décisive qui passe par le dénuement, le dépouillement
et la décentration de soi. Et de cet essentiel, est-il besoin de
le rappeler, les intellectuels n'ont nul monopole.
Francis
Guibal - Etudes, Août/Septembre - 1979
31)
Derrida, l'écriture et la différence, page 413
32) Ibidem p. 421 422
33) La Voix et le Phénomène p.115
34) Bergson, oeuvres p.1428 et 1432
35) Heidegger, Questions1, Gallimard p.78
36) Derrida, "Les Fins de l'homme", Marges, p.163 - 164.
Ces deux formes de "veilles" renvoient respectivement à
Heidegger et à Nietzsche.
37) J. Wahl, l'Expérience métaphysique, Flammarion p.9
38) Lévinas, Totalité et infini p.39
39) G. Morel, Questions d'homme, tome 2 (l'Autre), p.272
40) Merleau-Ponty, "Partout et Nulle part", Éloge de la
philosophie, Gallimard p.238.
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