Rubrique Épistémologie

Rubrique épistémologie

Épistémologie: les conditions, la valeur, les limites de la connaissance humaine

La métaphysique en question  

par Francis Guibal

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8- Métaphysique morte, métaphysique vivante.

Que peut indiquer une telle complexité qui "permet à ces destructeurs" de la métaphysique "de se détruire réciproquement" (31)? Sans doute d'abord qu'il n'y a point ici de geste simple, qu'on n'en a jamais fini avec la "fin de la métaphysique", que "le passage au-delà de la philosophie ne consiste pas à tourner la page de la philosophie (ce qui revient le plus souvent à mal philosopher), mais à continuer à lire d'une certaine manière les philosophes" (32). En prêtant précisément l'attention la plus extrême et la plus vigilante à ce qui ne cesse de diviser de l'intérieur toute pensée: une tendance à abolir toute différence, toute distance et toute altérité dans un "vouloir s'entendre - parler absolu" (33), rêve et fantasme du plein jour d'une présence sans faille; mais aussi l'inscription en cela même de résistances - le corps, l'écriture, la violence, etc - qui vouent à un échec toujours recommencé cette aspiration proprement narcissique. La "déconstruction", geste sans fin, serait ce partage toujours à ré-effectuer entre la fermeture "logocentrique" et ses marges, ses bords, ses traces et ses excès ... 

Cette entreprise fine et suggestive laisse pourtant insatisfait pour deux raisons majeures: 

1) son enfermement volontairement "nihiliste" dans une pratique destructrice (de la présence, du sens, de la vérité) qui risque l'essoufflement à refuser obstinément toute orientation positive et créatrice; 

2) la tendance corrélative à identifier trop simplement métaphysique et clôture de la présence (à soi). Or, c'est peut-être à l'intérieur même de la métaphysique qu'il conviendrait d'opérer un partage. En reprenant certaine distinction, commune à Kant et à Bergson, entre système et attitude: 
-morte serait la métaphysique comme contenu dogmatique de thèses à prétention explicative et totalisante; 
-vivante resterait la métaphysique comme disposition constitutive à l'interrogation, comme "effort toujours renouvelé pour dépasser nos idées actuelles" en vue de communier de plus près et avec moins d'illusions au mouvement de "l'expérience intégrale" (34).
Cela toutefois ne saurait suffire. Car il est évidemment trop facile et trop rapide de dissocier ainsi l'effort systématique et la pensée existentielle: lorsqu'il s'agit de philosophie, c'est toujours à travers un certain agencement cohérent de catégories réfléchies que tente de s'indiquer un geste qui les transcende mais qui se traduit et passe à travers elles. Aussi la vraie question porte-t-elle indissolublement sur le discours et sur l'attitude, sur le type de rapport qui les unit, sur l'aspect sain et morbide de ce qui se cherche à travers leur rapport. Morte (ou à détruire) serait alors la métaphysique comme système transparent et surhumain qui fuit et refuse la dure fragilité de la contingence en se réfugiant dans une présence stable et rassurante, qui aboutit à des constructions de style onto-théologique dont le ressort secret est la peur (de soi, des autres, du réel) et le besoin de posséder ou dominer, dont l'orientation est fondamentalement réductrice et anthropocentrique. Vivante (ou à créer) serait la métaphysique comme volonté de cohérence qui tente de se comprendre et d'éclairer l'obscurité de l'expérience effective en acquiesçant amoureusement à ce qui est, en disant "oui" à une "présence" infixable et sans lieu propre; l'attitude est celle de la liberté ouverte sans retour au respect et au Désir de l'Autre.

Perspectives

Des diverses contestations évoquées, je retiendrai d'abord au moins la leçon suivante: hors de la prise au sérieux de la positivité - naturelle, sociale et historique - connue et analysée le plus rigoureusement possible, vécue et transformée le plus efficacement possible, tout essai de problématique métaphysique dégénère inévitablement en retombée idéologique et aliénante. C'est donc seulement du cœur de la réalité actuelle, immanente et militante - et sans jamais s'en évader - que peut surgir sans trop d'illusion un questionnement métaphysique, celui de la liberté finie accueillant et interrogeant son présent en ses dimensions constitutives. Conditionnement et situation, perspective et engagement ne peuvent jamais être abolis par la radicalisation et l'universalisation métaphysiques qui visent seulement à comprendre et à approfondir l'expérience des individus vivants.
Sur cette base solide et toujours présente, le ressort primordial de l'attitude métaphysique est sans doute l'étonnement interrogatif face à ce qui ad-vient sans que l'homme jamais puisse s'en saisir et le dominer: le monde, l'existence, la liberté. Excédant tous les "pourquoi" fondateurs non moins que tous les "comment"explicatifs, l'attention admirative peut se porter - sans se fixer ni se figer - sur "la merveille des merveilles que l'étant est" (35), et non pas rien, que la nature éclôt et que l'histoire se déroule, que l'être se déploie et que la vie passe. Don de l'Être qui réclame écoute et mémoire, "la veille comme la garde montée auprès de la maison" qui recueille et abrite; appel de la Vie qui exige création et oubli, "l'éveil au jour qui vient, à la veille duquel nous sommes" (36) et qu'il nous faut attendre exposés et à découvert. Transcendance dans l'immanence, origines - bondissantes et profondeurs abyssales. Tensions. Accord?
Sur de tels chemins, déjà, l'expérience métaphysique apparaît comme mise en question, aventure, décentrement: "l'homme éprouve qu'il est éprouvé" (37). Mais le mouvement qui porte la subjectivité vers la transcendance n'est point encore à son terme, car il va même au-delà de l'être, vers "l'autrement qu'être". C'est par la rencontre éthique du prochain, par le regard levé vers le visage dont la parole me juge et me questionne de toute sa hauteur infinie que peut être suscitée et frayée cette voie du Désir vers le Séparé et l'Absent - Autre: "la métaphysique se joue dans les rapports éthiques" (38), au coeur des relations interhumaines. Le geste est de rupture sans retour, marche sans fin vers le Dehors et l'Ailleurs où ne cesse de nous appeler la voix de l'Étranger.

Mais geste sans rupture et marche qui ne conduit à aucun arrière-monde. Car c'est au sein de la relativité mouvante et de l'effectivité contingente des conditions qu'il est possible à la subjectivité libre et finie de s'ouvrir à l'interpellation des autres et de l'Autre, de se laisser ainsi questionner et transformer par la gratuité absolue d'une présence qui est toujours présence - à, donnée et offerte sans retour.
Point d'opposition à instituer ici entre le Soi et l'Autre, entre la relation et la non-relation, mais le paradoxe à éprouver d'une relation fondée sur l'altérité et qui ne cesse de la creuser. Métaphysique peut être dite alors cette expérience - pratique et théorique - de la liberté face à l'Autre, prise dans une relation de reconnaissance réciproque où la communication s'effectue à travers une distance et une différence éternelles. Il est légitime à ce niveau -
avec prudence, sans inflation, mais également sans mauvaise défiance ni peur - de parler d'amour, s'il est vrai qu'aimer, c'est accepter d'être soi-même et sans armure devant l'autre, tout en voulant "que l'autre soit lui-même dans son irremplaçable spécificité" (39).

Cette métaphysique renouvelée, dont il n'y a ici que quelques orientations possibles, ne saurait rompre totalement avec la tradition dont elle hérite. Sur trois points capitaux, cependant, elle paraît appelée à l'originalité.
      

1. Comme pensée humaine, irréductiblement inscrite et relative, elle doit renoncer à la conviction de jamais "détenir, avec ses concepts, les clefs de la nature ou de l'histoire" (40); la recherche et l'interrogation sont sa part, non les croyances dogmatiques et totalisantes.
      

2. La transcendance vers laquelle elle se dirige n'est point celle d'un Être ou d'un Sens assurant finalement le savoir et le pouvoir du Même, mais celle d'un Autre qui ne résout ni ne garantit rien, qui éveille bien plutôt et ne cesse d'inquiéter la liberté qui se tourne vers Lui.
      

3. Enfin, l'expérience intégrale (non totalitaire!) ) à laquelle elle invite et qu'elle s'efforce de traduire n'est pas simple vue réservée à une élite contemplative, car la théorie n'est là que pour permettre une meilleure reconnaissance d'une vie en principe (et en fait!) offerte à tous; elle joue seulement comme médiatrice d'une attitude seule décisive qui passe par le dénuement, le dépouillement et la décentration de soi. Et de cet essentiel, est-il besoin de le rappeler, les intellectuels n'ont nul monopole.

Francis Guibal - Etudes, Août/Septembre  - 1979

31) Derrida, l'écriture et la différence, page 413
32) Ibidem p. 421 422
33) La Voix et le Phénomène p.115
34) Bergson, oeuvres p.1428 et 1432
35) Heidegger, Questions1, Gallimard p.78
36) Derrida, "Les Fins de l'homme", Marges, p.163 - 164. Ces deux formes de "veilles" renvoient respectivement à Heidegger et à Nietzsche.
37) J. Wahl, l'Expérience métaphysique, Flammarion p.9
38) Lévinas, Totalité et infini p.39
39) G. Morel, Questions d'homme, tome 2 (l'Autre), p.272
40) Merleau-Ponty, "Partout et Nulle part", Éloge de la philosophie, Gallimard p.238.

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