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Une clôture problématique
Est-ce à dire que nous nous acheminions ainsi vers un monde et
une pensée tranquillement non métaphysiques ou postmétaphysiques?
On peut douter que les choses soient si platement claires. D'abord
parce qu'il n'est nullement évident que le seul mot de "métaphysique"
suffise à rendre compte de toute la réflexion occidentale
traditionnelle (12); l'histoire de la pensée (métaphysique)
n'est-elle pas tout autant celle de son autoquestionnement
incessant, de ses tentatives renouvelées pour excéder ses
propres représentations et interroger les édifices systématiques
qui la trahissent autant qu'ils la traduisent? Ensuite parce que
les prétendues "sorties" hors de la métaphysique,
outre qu'elles sont multiples et contradictoires dans leurs
orientations, ne peuvent échapper aussi facilement qu'on
l'imagine à la conceptualité même qu'elles rejettent et
entendent abandonner: "tous ces discours destructeurs et tous
leurs analogues sont pris dans une sorte de cercle", dans la
mesure où, pour "ébranler la métaphysique",
"nous ne disposons d'aucun langage -d'aucune syntaxe et
d'aucun lexique- qui soit étranger à son histoire" (13).
Voilà qui invite à reprendre les attaques précédemment analysées
en évaluant désormais ce qu'elles comportent d'irréductiblement
complexe: leurs déclarations de principe recouvrent en
effet aussi bien des retombées inconscientes dans la métaphysique
la plus traditionnelle que des ouvertures et des débordements qui
font signe vers un ailleurs et un autrement.
Langages
La contestation opératoire cherche légitimement à s'opposer au
vide et à l'arbitraire des constructions théoriques invérifiables.
Mais les difficultés commencent lorsque cet effort méthodologique,
limité et fécond, se convertit sans crier gare en nouveau système
ontologique dans lequel toute interrogation raisonnée sur
l'homme, son histoire et son sens est exclue. Car c'est au nom
d'une "foi" scientiste en l'idéal éclairé de la
connaissance objective posée comme valeur unique, au nom également
d'une volonté de maîtrise théorique absolue, que l'on en vient
à refouler et à abandonner à l'opinion privée de chacun les
questions essentielles de la vie et de l'existence. On aboutit au
paradoxe d'une rationalité absurde qui ne peut ni ne veut
interroger sur "ce que peut bien signifier le fait de vivre,
comme nous le faisons après tout, dans un monde sensé, dans une
nature et une histoire vivantes et vécues, et non dans ces mondes
délibérément abstraits qui sont ceux du physicien, des
historiens et des ethnologues de profession", d'une
rationalité donc qui se rend incapable de dire "qui nous
sommes, nous qui vivons dans ce monde et y avons construit les
sciences, les technologies et des philosophies analytique ou
pragmatique" (14).
Cette limitation constitutive du discours scientifique a été
fortement ressentie par un homme comme L. Wittgenstein. Une des thèses
les plus centrales du Tractatus logico-Philosophicus est
précisément que les problèmes les plus importants, vitalement,
et les plus significatifs, existentiellement, sont in-sensés dans
le champ de la connaissance et du langage objectifs. Mais cette détermination
négative ne suffit pas: éprouvant que l'investigation
scientifique nous laisse par essence insatisfaits, Wittgenstein
soutient qu'il est possible de "montrer" ou
d'indiquer comme "mystique" ce que la philosophie
cherchait à "dire" et à enseigner comme "métaphysique"
(15). Il nuancera même par la suite cette position excessivement
tranchante en reconnaissant que la rigueur du discours "empirico-formel"
n'épuise ni l'expérience, ni le langage, ni l'intelligible. Les Recherches
Philosophiques développeront dans cette ligne la fameuse théorie
des "jeux de langage": à la construction idéale d'un
langage formel, artificiel et univoque, il faut préférer
l'analyse et l'écoute des langages existants comme modes divers,
ayant leurs règles et leur logique propres, pour articuler l'expérience
humaine. La réflexion peut dès lors cesser de s'obnubiler sur la
seule description objective pour se faire attentive aux
expressions multiples de la communication linguistique: le
commandement et la promesse, l'exclamation et l'interrogation, l'évocation
et l'invocation ne sont à cet égard pas moins "sensés"
que la constatation expérimentale ou l'explication
logico-rationnelle... La recherche métaphysique et son langage ne
peuvent plus être frappés a priori d'insignifiance. Car il est
sans doute nécessaire de chercher à analyser le fonctionnement
des structures symboliques, linguistiques ou socio-historiques,
dans lesquelles s'inscrit la subjectivité humaine; mais à
condition de reconnaître que ces "processus
combinatoires" qui définissent "le champ où ça
parle" (16) évoquent par leur "jeu" même
l'originalité mouvante d'un sujet désirant, parlant et
questionnant... La communication vivante, analysée dans toutes
ses dimensions, apparaît comme le lieu d'une écoute et d'un
appel que ne saurait expliquer, satisfaire ni épuiser aucun code
combinatoire.
Praxis
Mais, objectera-t-on, cette problématique axée sur le "qui
parle?" reste contemplative et aristocratique. Et c'est précisément
le mérite historique du marxisme d'avoir attiré l'attention sur
le fait que "le monde sub specie communicationis n'est
pas la totalité du monde" (17), en subordonnant par là la
question théorique du sens à l'urgence pratique de la
transformation des conditions. Qui mange et qui travaille? Qui
agit et qui lutte? Qui souffre et qui meurt? Voilà les seules
questions qui intéressent vraiment les individus vivants
concrets. Et elles n'appellent pas de réponses "spéculatives",
seulement l'effort d'une praxis militante cherchant à faire
advenir dans la vie historique (économique, sociale, politique)
une rationalité fragile et contingente, étrangère aux édifices
conceptuels figés parce que liée désormais au travail humain et
aux luttes sociales.
Pourtant
la "philosophie de la praxis" reste pour une large part
héritière et prisonnière de cette pensée métaphysique qu'elle
cherche à "achever". Non point sans doute sous la forme
caricaturale, étrangère à Marx, de reconstituer un nouveau système
du monde, où le pouvoir fait jouer un rôle explicatif,
totalisant et justificatif, à un prétendu savoir dialectico -
matérialiste. Mais par certaines tendances, déjà, intérieures
à la conception matérialiste de l'histoire celle-ci ne se
targue-t-elle pas d'être la "science de l'histoire", la
connaissance adéquate d'un processus lisible et déterminable, se
déroulant avec une nécessité analogue à celle de forces
naturelles? Et il y a plus grave que ces "retombées" de
type naturaliste c'est par le centre même de sa pensée, par son
ontologie latente du travail industriel productif que Marx
appartient au monde de la métaphysique moderne: qui "pose l'ego
cogito et lui prescrit de s'annexer la res extensa"
(18) Quoi d'étonnant si une telle glorification de la conscience
laborieuse débouche sur une totalisation idéale, utopique et
idyllique, des contradictions historiques? Le prolétariat comme
sujet social porté à l'universel du sens, la société
communiste comme "solution consciente du mystère de
l'histoire" (19), autant de représentations idéologiques
fort peu critiques qui ne nous font guère sortir d'une vision métaphysique
naïve et inconsciente.
Cela tient probablement au fait que la visée fondamentale de Marx
-celle d'une effectuation historico-pratique de la raison- reste
prise dans une sagesse qui manque de véritable radicalité dans
l'interrogation: "Marx laisse en suspens la question: au nom
de quoi et en vue de quoi l'activité humaine, même désaliénée,
doit se perpétuer et se déployer?" (20). Le souci des
conditions à transformer fait oublier ou laisser de côté les
questions inhérentes à la finitude, celles de la gratuité
tragique, celles du désir et de l'altérité, celles de l'être
et de son sens. Et sans doute peut-on soutenir que cet oubli est
conscient et temporaire, qu'il est mise entre parenthèses
provisoire, exigée par l'urgence des tâches empiriques du présent;
plus tard peut-être, dans un monde enfin devenu raisonnable, il
sera loisible de s'aventurer avec moins d'illusions sur les
sentiers de la pensée créatrice aux prises avec les énigmes de
la vie et de la mort, de la connaissance et de l'amour (21). On se
demande pourtant si le fait de réserver une telle ouverture
-constitutive de l'existence finie- à un avenir indéterminé, vécu
par d'autres, peut vraiment être considéré comme satisfaisant.
Ne serait-ce pas plutôt dès aujourd'hui que chacun est appelé
à travailler et à lutter certes, mais également à interroger,
en vue d'une libération socio-économique (faim, misère) bien sûr,
mais aussi politique (servitude, dépendance) et culturelle
(manipulation, aliénation)? La prise au sérieux des conditions
invite elle-même à écouter les questions qui leur sont irréductibles.
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Notes:
12) C'est ainsi que P. Ricoeur refuse, contre Heidegger, la
"commodité, devenue paresse de pensée, de faire tenir sous
un seul mot -métaphysique- le tout de la pensée
occidentale" (La Métaphore vive, Seuil page 39, 395 à 397).
13) J. Derrida, L'Ecriture et la Différence page 412.
14) E. Weil, "La science et la civilisation moderne",
Essais et Conférences. Plon. I, page 294.
15) Voir essentiellement la dernière partie du Tractatus, Des
propositions 6. 4 et suivantes jusqu'à l'ultime énoncé de 7. On
sait que Wittgenstein ne partageait nullement le mépris du
"Cercle de Vienne" pour la métaphysique et son
histoire; il estimait que les oeuvres métaphysiques du passé
faisaient "partie des productions les plus nobles de l'esprit
humain" (Cf. le Bulletin de la Société française de
philosophie, 23 - 03 - 1973 p. 115).
16) G. Morel, Conflits de la modernité, (Aubier Montaigne), page
309 (à propos de Lacan).
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