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Constructivisme dogmatique -
Outre
la rationalité opératoire du positivisme et la praxis révolutionnaire
du marxisme, un troisième grand courant vient mettre en cause les
constructions systématiques de la métaphysique; sa caractéristique
commune consiste à revendiquer hautement les droits de l'expérience
intégrale en sa richesse complexe et ambiguë qui défie
toute maîtrise a priori (6). Que l'on décrive l'existence ou la
vie historique, l'attention se porte toujours sur les paradoxes de
la contingence irréductible et de la création imprévisible, sur
l'impossibilité par conséquent de jamais construire ou déduire
le "donné" fondamental qu'est pour l'homme son
être-au-monde originaire. Ce qui est alors reproché à la métaphysique
est son rationalisme dogmatique et inhumain, qui croit pouvoir
engendrer et embrasser le tout de la réalité par le jeu d'une nécessité
rigoureuse. Un tel agencement déductif d'idées préétablies, en
vue de se donner le monde en spectacle compréhensible, relève
d'une pensée "de surplomb" qui fige en thèses
absolues le mouvement de l'existence finie et nous arrache à
notre condition toujours fragile et relative. Mais tout cela
repose, pour ce courant de pensée, sur une fraude initiale inavouée:
ce que le système présente en pure lumière rationnelle, il a
commencé par le recevoir de l'expérience vivante. En vain
cherche-t-il à recouvrir d'un voile spéculatif ses origines
positives, à faire passer dans une intelligibilité a priori et
totalisante la subjectivité existentielle et sa situation
socio-historique. Ce qui nous intéresse en lui est précisément
ce qu'il s'efforce de cacher et d'intégrer. Nous ne pouvons donc
plus "comprendre" les grands édifices
"explicatifs" de la métaphysique que de manière génétique:
en les référant à leurs conditions empiriques de surgissement,
en y voyant simplement des essais, tous relatifs et
insatisfaisants, de s'affronter à l'énigme toujours renaissante
de l'existence.
Résolument vouée au monde, la vision phénoménologique ne
constate pas des faits et ne produit pas l'intelligible; son
intentionnalité sans violence va directement aux "choses mêmes"
qu'elle laisse apparaître et décrit dans leur contingence ineffaçable
et leur signification immanente. L'attention se porte ainsi sur ce
qui échappe à toute saisie dominatrice. L'unicité existentielle
de l'individu, sa vérité secrète, son passage incognito, autant
de paradoxes qui rompent la trame savante de la dialectique
totalisante. Quant à la vie de l'esprit, sa relativité est
constitutive et insurmontable: ses expressions appellent une compréhension
herméneutique et une critique de la raison historique sans
garantie métaphysique. On en dirait autant de la durée créatrice
où prend corps la liberté vivante: l'analyse
conceptuelle, valable pour les systèmes clos et les institutions
statiques, est inapte à comprendre ce qui est processus
constamment ouvert, plénitude mouvante et inventive à laquelle
on ne peut que communier dans la joie. S'il y a bien en tout cela
une rationalité décelable, elle est contemporaine de
l'expérience, fragile et contingente comme elle: c'est ensemble
que l'objectivité mondaine et la subjectivité humaine sont
prises dans un mouvement d'éclairement réciproque dont la problématicité
indéfinie et vertigineuse exclut par principe toutes les réponses
préconstruites, tirées soit d'un être massif et opaque, soit
d'une conscience pure et transparente.
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6)
Ce troisième courant, axé sur la description de l'expérience
vivante peut rassembler toute une lignée de penseurs qui vont de
Schelling et Kierkegaard à Husserl et Merleau-Ponty, en passant
essentiellement Dilthey et Bergson; en ce qui touche la compréhension
génétique du système, je fais implicitement allusion à
Dilthey, le premier à avoir attiré l'attention sur les écrits
de jeunesse de Hegel, qu'il interprétait précisément comme une
"phénoménologie de la métaphysique".
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