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Une Volonté de maîtrise morbide...
Il reste à évoquer la mise en question peut-être la plus intérieure
et la plus forte de la tradition métaphysique, celle qui porte
ses attaques sur la volonté de fondement intelligible, en se
demandant d'où procède cet effort obsessionnel. L'accusé,
c'est l'animal humain comme animal malade qui, tout au long de son
histoire, ne peut s'empêcher de rêver "la présence pleine,
le fondement rassurant, l'origine et la fin du jeu" (7). De
la métaphysique comme destin morbide de la culture occidentale et
de ses origines cachées, tel pourrait être le titre global qui résumerait
sur ce point le propos essentiel de cette entreprise dénonciatrice
et destructrice. F. Nietzsche et M. Heidegger sont à mon sens
ceux qui mènent cet ultime assaut avec la vigueur et la rigueur
la plus extrême; au nom d'une vie plus vivante et créatrice
(Nietzsche), aux nom d'une pensée plus pensante et méditative
(Heidegger), ils visent à libérer la philosophie de ses
amarres onto-théo-logiques pour l'ouvrir à l'accueil poétique
du jeu du monde en sa gratuité innocente et cruelle.
Pour Nietzsche, c'est l'incapacité à supporter ce que
l'existence phénoménale comporte de fragmentaire, d'inconnu,
voire de contradictoire, qui pousse la raison (subjective,
logique) à se référer à la solidité (objective, ontologique)
d'un outre-monde idéal et inconditionné: l'être absolu, avec
ses corollaires classiques d'unité, de vérité et de bonté,
voilà ce qui doit juger, mesurer et "sauver" le
monde des apparences. Mais ce jugement est négatif et cette
mesure répressive, puisque en appeler à "un autre monde que
le monde de la vie, de la nature et de l'histoire", c'est
nier et rejeter logiquement "ce monde, notre monde, son opposé"
(8); il s'agit donc d'un bien étrange "salut", qui
passe par une dévaluation systématique de la spontanéité
fluide et de la relativité plurielle de la vie! De fait, en
allant du devenir à l'être, du multiple à l'un, du divers à
l'identique, des phénomènes changeants à l'essence permanente,
nous passons également de la richesse d'un monde en
renouvellement incessant à la pauvreté exsangue et étouffante
du vide. Les constructions métaphysiques s'élèvent pour offrir
à toute réalité l'abri d'un fondement essentiel, le refuge
d'une réflexion dans un logos un et compréhensif, conscient et
universel; mais elles ressemblent ainsi à de gigantesques cages
ou à d'immenses cimetières; car elles s'efforcent en vérité de
figer dans un savoir de mort le mouvement et la variété du monde
et de l'existence. Leur "ordre" intelligible est celui
de l'araignée qui tisse sa toile pour capturer et asphyxier, dévorer
et assimiler ce qui relève de la singularité originale et de
l'altérité déroutante; de tels édifices s'exhale une odeur fétide
de pourriture nauséabonde.
C'est que cet idéal crépusculaire est inconsciemment produit et
soutenu par une haine profonde, par un désir à peine masqué de
vengeance mortifère contre une vie éprouvée comme hostile et
menaçante: "c'est le ressentiment des métaphysiciens contre
le réel qui est ici créateur" (9). Le sujet de la métaphysique,
c'est un homme faible, exténué, à jamais marqué par la peur
du monde et de soi-même, du corps et de la liberté, du
nouveau et de l'étranger. Pour compenser sa médiocrité et se
protéger, il éprouve le besoin d'une plénitude sans
faille, d'un chez-soi familier et rassurant où il puisse se
retrouver hors de tout risque. C'est la vie morbide et sa mesure
humaine, trop humaine, qui se crée le fantasme d'une vie invulnérable,
indifférenciée, toujours égale à soi; peur de soi-même (comme
liberté créatrice) et obsession de soi-même (comme animal
impuissant) vont de pair pour engendrer ces projections d'un Être
pur identique au pur Néant, pour susciter ces aspirations à une
Vie absolue qui n'est qu'un autre nom de la Mort. L'être stable
et substantiel du monde classique, mais aussi le sujet certain de
sa présence à soi de la modernité tel qu'il se cherche dans une
histoire conçue comme processus unitaire et totalité
intelligible ou dans un savoir et un pouvoir dominateurs réduisant
l'opacité du réel à la disponibilité d'une transparence homogène
et narcissique, ce sont là autant d'expressions de ce monde-vérité
forgé à l'image d'un homme malade; autant d'idoles par
conséquent qu'il importe d'oublier et de sacrifier pour que
puisse venir au jour la liberté vivante dans l'adhésion sans réticences
à l'altérité de ce qui ad-vient.
C'est sous un mode plus théorique, plus fasciné aussi peut-être
par la problématique ontologique traditionnelle, que Heidegger médite
sur l'histoire et le destin de la métaphysique. Et pour en
reconnaître d'abord la grandeur irrécusable en tant que
questionnement qui vise à saisir la totalité de ce qui est dans
la lumière intelligible de l'être comme tel: "Il est vrai
que la métaphysique représente l'étant dans son être et pense
ainsi l'être de l'étant" (10). Mais une double critique
fondamentale est adressée à ce type de conceptualité: 1)l'être
à laquelle elle se réfère n'est qu'un étant éminent qui a la
forme d'une présence et d'une subsistance immobile; 2) il n'est là
que pour rendre possible la compréhension des étants, pour
permettre à la subjectivité de s'en emparer. Autrement dit,
"l'être" de la métaphysique se réduit à son rôle éclairant,
il est posé comme le fondement (transcendant) ou la condition
(transcendantale) d'une interprétation globale de la réalité;
mais il n'est jamais interrogé ni pensé pour lui-même, dans le
mystère de son altérité, dans l'obscurité de sa lumière. D'où
le reproche décisif de ne jamais se tourner véritablement vers
ce "rien" d'étant "qu'est" l'être: la métaphysique
"ne pense pas la différence de l'Être et de l'étant, ne
pose pas la question sur la vérité de l'Être lui-même, ne
demande pas comment l'essence de l'homme appartient à la vérité
de l'être" (11). C'est à cette méconnaissance, à cet
oubli obstiné de l'unique nécessaire qu'est due
la structure fonctionnelle et dominatrice de la forme métaphysique
à laquelle le destin de l'Occident est tragiquement lié. S'il
faut bien dès lors s'approprier ce destin menaçant en se faisant
attentif au don de l'Être jusque dans son oubli et son retrait,
cela passe par une destruction créatrice de la tradition, seule
capable de libérer l'ouverture éventuelle qu'elle recèle. Aussi
la pensée de l'Être ne cherche-t-elle pas ce "salut"
possible dans une avancée différente du savoir, mais bien dans
un recul et une distance, dans une écoute méditative de l'inouï
plus accordée au chant des poètes qu'aux discours rationnels de
la légitimation métaphysique.
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Notes:
7) J. Derrida, L'Ecriture et la Différence, Seuil, page 427
8) Le Gai Savoir, &344
9) Inédit, Schlechta Ullstein, 4, page 474
10) Lettre sur l'humanisme, Aubier, Col. bilingue, page 53 11)
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