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Expérience - Vie et pensée
Expérience
Cette attitude, qui déborde aussi bien l'efficacité opératoire
que les luttes concrètes, invite à se tourner vers l'expérience
en son intégrité, vécue et décrite comme le lieu où la réalité
se montre dans sa rationalité contingente. Dans la conversion aux
choses mêmes se trouveraient surmontées les prétentions
rationalistes de la métaphysique. Mais le projet phénoménologique
n'est pas si innocent: il est secrètement animé, voire aimanté,
par l'attirance de la lumière, d'une lumière que Husserl
rapportera finalement à la sphère de l'Ego (du sujet pensant).
Aussi l'ouverture respectueuse à l'altérité et au dehors
prend-elle facilement la forme d'une réduction assimilatrice: à
la relativité problématique de l'expérience nue se substituent
de nouvelles constructions. C'est que la fragilité rationnelle a
besoin de s'assurer contre les menaces de la violence, du corps et
du temps, de l'intersubjectivité et de l'histoire; il lui faut se
donner un monde habitable en se constituant en
"horizon" de l'expérience. Et cette idée d'une
destination historique raisonnable reste celle d'une subjectivité
toujours proche de soi qui ne cesse de référer l'exil des signes
au royaume de la présence primordiale et finale (22). Lumière,
conscience, vie présente à soi: nous ne sortons pas de l'univers
métaphysique de la modernité.
Il est cependant une autre manière pour l'expérience phénoménologique
d'évoquer "le métaphysique" inhérent aux paradoxes de
la condition humaine: par le simple éveil à ce que le
surgissement du sens au coeur de la vie individuelle et sociale
comporte à jamais de problématique et d'étonnant. La positivité
de la réalité quotidienne, "le monde, les autres,
l'histoire de l'humanité, la vérité, la culture", tel
serait son "objet"; mais cette "connexion vivante
de moi avec moi et de moi avec les autres" au sein d'un monde
sensé serait perçue et pensée dans "le miracle de son
apparition" (23). Par-delà les constructions a priori de la
métaphysique classique pourrait être retrouvé ce que leur
langage visait en l'occultant, "un rapport avec l'être, les
autres, le monde" (24) qui implique enracinement charnel et
transcendance interrogative, qui ne se fige jamais en donné
objectif. Le mouvement même de l'existence, comme ouverture à
l'univers naturel et socio-historique, relancerait sans fin la quête
ontologique, en n'oubliant jamais "en même temps que la
signification "être", l'être de la signification et la
place de la signification dans l'Etre" (25).
Vie
et pensée
Des tensions analogues peuvent être décelées à l'intérieur de
la destruction généalogique d'un Nietzsche et d'un Heidegger. L'antimétaphysique
du premier n'a-t-elle pas précisément été dénoncée par le
second comme l'achèvement et l'accomplissement même de la métaphysique?
Le vouloir affirmatif de la vie façonnerait encore un être adéquat
à une subjectivité anthropomorphe posée comme "le centre
et la mesure de l'étant comme tel et dans sa totalité"
(26). La maîtrise sur-humaine resterait de style hyper -
anthropocentrique, incapable de jamais interroger l'Être lui-même
en son manque et son absence, en son occultation et son mystère.
Mais on sait également la partialité éminemment discutable
d'une telle interprétation qui force les perspectives fulgurantes
de Nietzsche à entrer dans les cadres trop sages et trop
classiques d'une problématique ontologique, qui méconnait l'exubérance
et la décentration qui caractérisent la création nietzschéenne.
Car, si métaphysique il y a, ce n'est point celle d'un Être
oublié en raison de l'obsession des étants, plutôt celle d'un
acquiescement amoureux au passage ludique et à la joie tragique
de la vie dionysiaque en ses éternelles métamorphoses.
La pensée heideggérienne, de son côté, s'efforce de surmonter
les représentations objectivantes de la métaphysique en
acceptant la perte de tout "vouloir-fonder", en
accueillant l'ouverture originelle qui accorde l'existence et le
monde, en célébrant pour lui-même le jeu sans pourquoi de l'Être
et du Temps. Soucieuse d'évoquer exclusivement le don de l'Être
qui rassemble ciel et terre ainsi que divins et mortels, il semble
même qu'elle tente parfois pour ce faire de laisser à lui-même
son passé métaphysique... La démarche, pourtant, n'est pas si
simple. Car l'oubli et l'errance dont témoignent les systèmes métaphysiques
constituent une fatalité incontournable, un destin et une
histoire de l'Être même. Aussi le "surmontement"
de la métaphysique est-il identiquement un "retour à son
fondement" en vue de s'approprier le don de l'Être à
travers son retrait et sa réserve. La pensée méditante ne
s'ouvre au jeu de l'Être qu'en se tournant vers son
"demeurer manquant" (27), en questionnant son absence,
seule trace perceptible de sa venue secrète et toujours déjà dérobée.
Geste de rupture, sans doute, et très original, mais aussi
inscrit dans une tradition irréductible à la clôture métaphysico
-représentative: "ce n'est pas la première fois que l'être
doit être biffé pour être reconnu dans sa réserve et sa générosité,
sa retenue et sa gratuité" (28). La question de la vérité
de l'être appartiendrait encore aux mondes traditionnels qu'elle
contribue à ébranler: le fondamental, l'authentique et
l'originaire, mais aussi le propre et le proche, l'écoute et la
voix, autant de "valeurs" suspectes toujours suspendues
finalement au privilège symptomatique de la "présence du présent"(29).
Ce qui permet de retourner ironiquement certaines accusations en
évoquant la possibilité légitime de voir dans la pensée méditante
le "dernier sursaut ensommeillé de l'Homme supérieur"
(30).
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vivante
Notes:
22) J. Derrida parle à ce propos du "Schème d'une métaphysique
de la présence qui s'essouffle inlassablement à faire dériver
la différence" (La Voie et le Phénomène, PUF, page 114);
la différence indéfinie de l'expérience Husserlienne resterait
prise dans l'horizon de l'infinité positive du savoir absolu Hégélien.
23) Merleau-Ponty, Sens et Non-sens, Nagel, page 165.
24) "Partout et Nulle Part", Eloge de la philosophie
(Gallimard, Idées), page 239.
25) Le Visible et l'Invisible Gallimard page 160.
26) Heidegger, Nietzsche, Gallimard, Tome 2 page 103
27) Nietzsche tome 1, page 289.
28) Ricoeur, La Métaphore vive page 397.
29) Cf. J. Derrida "Les Fins de l'homme", Marges, page
157: "Si Heidegger a radicalement déconstruit l'autorité du
présent sur la métaphysique, c'est pour nous conduire à penser
la présence du présent."
30) Marges page 163.
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