° Rubrique philo-fac

PHILO RECHERCHE - FAC

Arts, langage et herméneutique esthétique. 

Entretien avec Paul Ricœur  par Jean-Marie Brohm and Magali Uhl

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Peut-on dire que l'art introduit à une "communauté pathétique" comme le soutient votre collègue Michel Henry ou à une communauté de Justes au sens lévinassien? Dans certaines œuvres de Mozart, de Haydn, de Beethoven on sent bien cette nostalgie ou cette attente d'une communauté humaine authentique.

Là il faudrait corriger ce que j'ai affirmé précédemment en disant que l'éthique est la régulation de l'action. Il ne faut pas séparer en effet l'homme agissant de l'homme souffrant, le pratique du pathique. C'est peut-être au point de l'articulation du pratique et du pathique que l'esthétique a quelque chose à dire, comme l'a montré en particulier Michel Henry qui étudie finement les figurations en extériorité du pathique dans la peinture, notamment chez Kandinsky. Ce que nous avons dit des humeurs relève également du pathique. Peut-être serions-nous là dans la zone où l'esthétique et l'éthique se recouvrent partiellement. Mais dans la mesure où l'action humaine crée du souffrir par la violence, une pathétique peut-elle être reprise par l'esthétique? C'est la question qui a été soulevée à propos de la Shoah. Il n'est peut-être pas possible de raconter par du narratif ou de mettre en scène, mais on peut peut-être pleurer-chanter. On est alors dans l'ordre du lyrique qui est le discours du pathique. Dans le langage, qui n'est pas que pratique, il y a aussi le lyrique que l'on peut explorer comme le récit du point de vue du temps. C'est le temps du fardeau, de l'usure, de la tristesse du vieillissement, de la nostalgie de ce qui ne reviendra jamais, de l'inquiétude de ce qui menace ou de ce qui ne viendra pas. Toute cette pathétique de la temporalité se déploie dans cette zone de parenté et de contamination éventuelle entre la lyrique verbale et l'expression picturale ou musicale du pathique. Il y a aussi une création du pathique qui n'a pas été vécu, du pouvoir souffrir autrement, et cela ajoute au pathique, au-delà du déjà souffert. Par pathique il faut entendre de surcroît non pas seulement le souffrir, mais aussi le jouir, ou plus largement l'éprouvé.

Pourquoi à votre avis les philosophes contemporains s'intéressent-ils aussi peu à ce pathos, au sens large?

Je pense que c'est par un poids excessif du politique sur l'éthique. Nous sommes pourtant sans cesse renvoyés du côté de l'éthique par le fait qu'à la fin de cet horrible XXe siècle, avec son cortège de victimes et de souffrances, il y a surabondance du pathique effectif de l'histoire. D'autre part, on ne peut pas se laisser enfermer dans la déploration, et c'est peut-être justement aux arts de la prendre en charge.

On connaît la terrible interrogation: peut-on faire de la poésie, et plus généralement de l'art, à propos de la déploration, notamment après Auschwitz et Hiroschima? Jusqu'à quel point l'art peut-il être déploratif?

à condition qu'il reconduise au silence, au silence respectueux, on pourrait dire au silence éthique, sans défaut ni excès esthétiques. Il est vrai que nous sommes là au seuil de l'indicible; mais il faut bien le dire, pour qu'on ne l'oublie pas. L'injonction de ne pas oublier doit bien passer par quelques tentatives de transmettre, donc de dire.

Arnold Schœnberg, dans Un Survivant de Varsovie écrit en 1947 après les massacres de masse nazis en Pologne, est à la limite de ce qui est dicible. à la fin, tandis que l'adjudant nazi glapit ses ordres d'extermination: "Comptez! Plus vite! On recommence! Dans une minute, je veux savoir combien j'en livre à la chambre à gaz! Recomptez!", le chœur chante: "Écoute Israël, l'Éternel, notre Dieu, est le seul Éternel". Cette opposition entre la mort imminente et l'affirmation de la foi en l'Éternel provoque une indicible émotion, à la limite de la stupeur et du mutisme.

Mais quand vous dites à la limite, c'est encore l'exploration des frontières. Chostakovitch célèbre de son côté les victoires soviétiques où l'on retrouve la veine beethovenienne de l'héroïsme, mais en même temps on peut écouter ses symphonies sans penser spécifiquement à la "Guerre patriotique". C'est donc par la désingularisation qu'est universalisé le singulier.

Finalement, d'après vous, toute grande œuvre d'art peut être décontextualisée ou n'a pas besoin de son contexte, ni dans la création, ni dans la réception?

Elle transcende son contexte de production. Je pense à Marx dans les premiers chapitres du Capital qui évoque Sophocle et Shakespeare avec le sentiment qu'il y a là des œuvres qui ne sont pas entraînées dans le désastre ou l'extinction des économies et des politiques dans lesquelles elles ont vu le jour. On connaît aussi le célèbre passage de l'Introduction générale à la critique de l'économie politique où Marx montre le décalage entre la base socio-économique de la société et la sphère artistique et au sein de celle-ci entre les différentes formes artistiques. "La difficulté, note-t-il, n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social. La difficulté, la voici: ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains égards, ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible". En quelque sorte les œuvres d'art ont la capacité de surmonter leurs propres conditions de production, de leur survivre et donc de se rendre reconnaissables dans des contextes différents: la capacité de se décontextualiser et de se recontextualiser, qui est peut-être la meilleure approximation du sempiternel, est la capacité non seulement de subir l'épreuve de contextes différents, mais aussi de créer des contextes différents, de se recontextualiser. C'est la limite peut-être d'une sociologie, mais est-ce que la sociologie ne peut pas penser aussi ses propres limites, c'est-à-dire justement le caractère inépuisable de l'œuvre d'art, irréductible aux rapports économiques de production et aux rapports politiques de pouvoir?

Vous avez écrit dans La Critique et la conviction que "l'une des fonctions assurées autrefois par le roman B tenir lieu de sociologie B n'a plus de raison d'être". On pouvait admettre à partir de Balzac, Zola et bien d'autres que le roman est une sociologie spontanée. Aujourd'hui on chercherait plutôt à faire l'inverse: la sociologie du roman. Comment voyez-vous cela?

J'ai été bien imprudent! Je suis un peu mis dans l'embarras par cette citation outrancière. La sociologie n'épuise sûrement pas son objet et le roman continue peut-être d'exercer sa fonction ancienne. Il est vrai qu'il est en concurrence avec les sociologies méthodiquement conduites. Je viens de lire cet été Vie et destin de Vassili Grossman. Aucune histoire ou sociologie de la Guerre patriotique ne peut égaler cette œuvre, précisément quant aux vies et à leur destin, c'est-à-dire rendre compte de l'expérience contingente des personnages et du fait qu'il se crée un inéluctable de par leurs choix mêmes. Grossman s'est servi de toutes les ressources du roman tolstoïen, c'est-à-dire des ramifications, des parentés, etc., pour pouvoir parler de la Kolyma, de la déportation, des tranchées et des assauts furieux de Stalingrad. Il pratique ainsi une sorte de coupe dans la Russie du début des années quarante que ne peuvent sans doute égaler aucune histoire, aucune sociologie.

Peut-on même parler de sociologie de l'art?

A l'instant je pensais à la sociologie de la société. La sociologie de l'art? Je ne sais pas.

Finalement, la plupart des sociologies admettent que c'est la biographie ou les conditions de vie de l'artiste ou la situation sociale et les déterminations socio-historiques qui expliquent l'œuvre. Ne serait-ce pas plutôt l'inverse: l'œuvre qui expliquerait la biographie et les conditions sociales?

De ce point de vue-là la catégorie qui m'a toujours parue suspecte, c'est celle "d'influence". Parce que c'est un point de vue rétrospectif. Une œuvre se crée ses propres influences; en choisissant dans son héritage, elle découvre rétrospectivement dans l'écheveau des causalités pour exclure celles qui seront mises hors-jeu. Et le sociologue va se placer au moment où ce regard rétrospectif a fait son œuvre. Il peut alors écrire: telle ou telle cause étant donnée, telle œuvre en résulte. Mais il réécrit en prospective ce qui a d'abord fonctionné en rétrospective, à savoir que la production découpe en arrière de soi les conditions de sa production, celles qui font partie de sa nouveauté.

Paul Ricœur - Professeur émérite de Philosophie - Universités Paris X et Chicago

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