Peut-on
dire que l'art introduit à une "communauté pathétique"
comme le soutient votre collègue Michel Henry ou à une
communauté de Justes au sens lévinassien? Dans certaines œuvres
de Mozart, de Haydn, de Beethoven on sent bien cette nostalgie
ou cette attente d'une communauté humaine authentique.
Là
il faudrait corriger ce que j'ai affirmé précédemment en
disant que l'éthique est la régulation de l'action. Il ne faut
pas séparer en effet l'homme agissant de l'homme souffrant, le
pratique du pathique. C'est peut-être au point de
l'articulation du pratique et du pathique que l'esthétique a
quelque chose à dire, comme l'a montré en particulier Michel
Henry qui étudie finement les figurations en extériorité du
pathique dans la peinture, notamment chez Kandinsky. Ce que nous
avons dit des humeurs relève également du pathique. Peut-être
serions-nous là dans la zone où l'esthétique et l'éthique se
recouvrent partiellement. Mais dans la mesure où l'action
humaine crée du souffrir par la violence, une pathétique
peut-elle être reprise par l'esthétique? C'est la question qui
a été soulevée à propos de la Shoah. Il n'est peut-être pas
possible de raconter par du narratif ou de mettre en scène,
mais on peut peut-être pleurer-chanter. On est alors dans
l'ordre du lyrique qui est le discours du pathique. Dans le
langage, qui n'est pas que pratique, il y a aussi le lyrique que
l'on peut explorer comme le récit du point de vue du temps.
C'est le temps du fardeau, de l'usure, de la tristesse du
vieillissement, de la nostalgie de ce qui ne reviendra jamais,
de l'inquiétude de ce qui menace ou de ce qui ne viendra pas.
Toute cette pathétique de la temporalité se déploie dans
cette zone de parenté et de contamination éventuelle entre la
lyrique verbale et l'expression picturale ou musicale du
pathique. Il y a aussi une création du pathique qui n'a pas été
vécu, du pouvoir souffrir autrement, et cela ajoute au pathique,
au-delà du déjà souffert. Par pathique il faut entendre de
surcroît non pas seulement le souffrir, mais aussi le jouir, ou
plus largement l'éprouvé.
Pourquoi
à votre avis les philosophes contemporains s'intéressent-ils
aussi peu à ce pathos, au sens large?
Je
pense que c'est par un poids excessif du politique sur l'éthique.
Nous sommes pourtant sans cesse renvoyés du côté de l'éthique
par le fait qu'à la fin de cet horrible XXe siècle, avec son
cortège de victimes et de souffrances, il y a surabondance du
pathique effectif de l'histoire. D'autre part, on ne peut pas se
laisser enfermer dans la déploration, et c'est peut-être
justement aux arts de la prendre en charge.
On
connaît la terrible interrogation: peut-on faire de la poésie,
et plus généralement de l'art, à propos de la déploration,
notamment après Auschwitz et Hiroschima? Jusqu'à quel point
l'art peut-il être déploratif?
à
condition qu'il reconduise au silence, au silence respectueux,
on pourrait dire au silence éthique, sans défaut ni excès
esthétiques. Il est vrai que nous sommes là au seuil de
l'indicible; mais il faut bien le dire, pour qu'on ne l'oublie
pas. L'injonction de ne pas oublier doit bien passer par
quelques tentatives de transmettre, donc de dire.
Arnold
Schœnberg, dans Un
Survivant de Varsovie écrit en 1947 après les massacres de
masse nazis en Pologne, est à la limite de ce qui est dicible.
à la fin, tandis que l'adjudant
nazi glapit ses ordres d'extermination: "Comptez! Plus
vite! On recommence! Dans une minute, je veux savoir combien
j'en livre à la chambre à gaz! Recomptez!", le chœur
chante: "Écoute Israël, l'Éternel, notre Dieu, est le
seul Éternel". Cette opposition entre la mort imminente et
l'affirmation de la foi en l'Éternel provoque une indicible émotion,
à la limite de la stupeur et du mutisme.
Mais
quand vous dites à la limite, c'est encore l'exploration des
frontières. Chostakovitch célèbre de son côté les victoires
soviétiques où l'on retrouve la veine beethovenienne de l'héroïsme,
mais en même temps on peut écouter ses symphonies sans penser
spécifiquement à la "Guerre patriotique". C'est donc
par la désingularisation qu'est universalisé le singulier.
Finalement,
d'après vous, toute grande œuvre d'art peut être décontextualisée
ou n'a pas besoin de son contexte, ni dans la création, ni dans
la réception?
Elle
transcende son contexte de production. Je pense à Marx dans les
premiers chapitres du Capital qui évoque Sophocle et
Shakespeare avec le sentiment qu'il y a là des œuvres qui ne
sont pas entraînées dans le désastre ou l'extinction des économies
et des politiques dans lesquelles elles ont vu le jour. On connaît
aussi le célèbre passage de l'Introduction générale à
la critique de l'économie politique où Marx montre le décalage
entre la base socio-économique de la société et la sphère
artistique et au sein de celle-ci entre les différentes formes
artistiques. "La difficulté, note-t-il, n'est pas de
comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines
formes du développement social. La difficulté, la voici: ils
nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains
égards, ils servent de norme, ils nous sont un modèle
inaccessible". En quelque sorte les œuvres d'art ont la
capacité de surmonter leurs propres conditions de production,
de leur survivre et donc de se rendre reconnaissables dans des
contextes différents: la capacité de se décontextualiser et
de se recontextualiser, qui est peut-être la meilleure
approximation du sempiternel, est la capacité non seulement de
subir l'épreuve de contextes différents, mais aussi de créer
des contextes différents, de se recontextualiser.
C'est la limite peut-être d'une sociologie, mais est-ce que la
sociologie ne peut pas penser aussi ses propres limites, c'est-à-dire
justement le caractère inépuisable de l'œuvre d'art, irréductible
aux rapports économiques de production et aux rapports
politiques de pouvoir?
Vous
avez écrit dans La
Critique et la conviction que "l'une des fonctions
assurées autrefois par le roman B tenir lieu de
sociologie B n'a plus de raison d'être". On pouvait
admettre à partir de Balzac, Zola et bien d'autres que le roman
est une sociologie spontanée. Aujourd'hui on chercherait plutôt
à faire l'inverse: la
sociologie du roman. Comment voyez-vous cela?
J'ai
été bien imprudent! Je suis un peu mis dans l'embarras par
cette citation outrancière. La sociologie n'épuise sûrement
pas son objet et le roman continue peut-être d'exercer sa
fonction ancienne. Il est vrai qu'il est en concurrence avec les
sociologies méthodiquement conduites. Je viens de lire cet été
Vie et destin de Vassili Grossman. Aucune histoire ou
sociologie de la Guerre patriotique ne peut égaler cette œuvre,
précisément quant aux vies et à leur destin, c'est-à-dire
rendre compte de l'expérience contingente des personnages et du
fait qu'il se crée un inéluctable de par leurs choix mêmes.
Grossman s'est servi de toutes les ressources du roman tolstoïen,
c'est-à-dire des ramifications, des parentés, etc., pour
pouvoir parler de la Kolyma, de la déportation, des tranchées
et des assauts furieux de Stalingrad. Il pratique ainsi une
sorte de coupe dans la Russie du début des années quarante que
ne peuvent sans doute égaler aucune histoire, aucune
sociologie.
Peut-on
même parler de sociologie de l'art?
A
l'instant je pensais à la sociologie de la société. La
sociologie de l'art? Je ne sais pas.
Finalement,
la plupart des sociologies admettent que c'est la biographie ou
les conditions de vie de l'artiste ou la situation sociale et
les déterminations socio-historiques qui expliquent l'œuvre.
Ne serait-ce pas plutôt l'inverse: l'œuvre qui expliquerait la
biographie et les conditions sociales?
De
ce point de vue-là la catégorie qui m'a toujours parue
suspecte, c'est celle "d'influence". Parce que c'est
un point de vue rétrospectif. Une œuvre se crée ses propres
influences; en choisissant dans son héritage, elle découvre rétrospectivement
dans l'écheveau des causalités pour exclure celles qui seront
mises hors-jeu. Et le sociologue va se placer au moment où ce
regard rétrospectif a fait son œuvre. Il peut alors écrire:
telle ou telle cause étant donnée, telle œuvre en résulte.
Mais il réécrit en prospective ce qui a d'abord fonctionné en
rétrospective, à savoir que la production découpe en arrière
de soi les conditions de sa production, celles qui font partie
de sa nouveauté.
Paul Ricœur
- Professeur émérite de Philosophie - Universités Paris X et
Chicago |