° Rubrique philo-fac

PHILO RECHERCHE - FAC

Arts, langage et herméneutique esthétique. 

Entretien avec Paul Ricœur  par Jean-Marie Brohm and Magali Uhl

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Admettez-vous la fonction mimétique de l'art? 

A condition de bien distinguer mimésis de copie. Il y a là en effet tout un poids historique. Kant le dit lui-même à propos du génie lorsqu'il distingue Nachahmung et Folge, imitation servile et héritage exemplaire. Il ne faut pas, dit-il, répéter les Anciens, mais les suivre. L'idée de suivre nous n'avons pas de mot d'ailleurs en français, sinon celui de suivance s'oppose ici à la notion de répétition. La notion de copie a obstrué la réception du concept grec de mimésis. Quand Aristote dit que l'intrigue est une mimésis de l'action, c'est une mimésis créatrice. Les personnages historiques deviennent des protagonistes de l'intrigue, ils sont donc surélevés au-dessus de leur rôle empirique et deviennent les figures constitutives d'une intrigue; ils sont métaphorisés, configurés en même que temps que l'histoire racontée: il y a configuration des personnages à la mesure de la configuration de l'histoire à laquelle ils contribuent. Pourrait-on étendre ce trait à la totalité des arts? Il y a certainement un art qui n'est pas mimétique, c'est la musique. Quoique, à la limite, ne pourrait-on pas dire qu'à chaque pièce d'art correspond un mood? L'œuvre d'art se réfère en effet à une émotion qui a disparu comme émotion, mais qui a été préservée comme œuvre. On pourrait donc dire que chaque pièce de musique crée un mood, qui est son humeur propre. Des tonalités affectives, des Stimmungen, étaient comme dormantes, elles sont maintenant non seulement actualisées, mais créées: chaque pièce de musique engendre sa chaîne de tonalités, son mouvement de moods, d'humeurs. En ce sens, il y aurait un rapport mimétique où l'accent serait mis sur la production d'une humeur qui n'existait pas dans l'expérience de la nature. Je pense sur le moment à Olivier Messiaen, à son Saint François d'Assise et à sa recréation des chants d'oiseaux. Là, nous avons un exemple parfait de mimésis créatrice et recréatrice, qui fait que nous serions plutôt enclins à entendre les chants d'oiseaux comme transfigurés par leur mise en musique, par le passage par un registre de sons qui transfigure le bruit. Le chant des oiseaux est peut-être déjà en lui-même une sorte de règne intermédiaire entre le bruit et le son, mais il est justement arraché au monde des bruits et élevé au niveau du son pur.
Dans Stimmung il y a Stimme, la voix...
En anglais il y a une expression: attunement. En français on pourrait dire: mettre au même ton, mise en écho de tonalités, harmoniser, accorder. Il y a chez Messiaen une sorte de mise en accord du chant des oiseaux avec la recréation musicale. On peut aussi repérer dans la dénomination de certaines pièces de musique un rapport allusif et non de descriptif à des êtres, à la faveur de la recréation même du sens, on parlerait de transfiguration plus que de refiguration du sens: La Mer de Debussy, Concerto à la mémoire d'un ange d'Alban Berg, Pelléas et Mélisande de Schœnberg; il y a chaque fois une allusion à la nature cosmique, à une situation émotionnelle, à un être. Ce serait là la forme extrême de la métaphore généralisée. On rencontre le même problème avec des peintres comme Constable, Turner ou Ruisdaël, avec l'évocation des paysages, des orages, des marines.

Là il y a quand même de la figuration tandis que dans la musique il est difficile de parler de figuration.

Sinon figuration des moods, des humeurs, mais qui sont tellement labiles, faute d'être dites et par défaut d'adéquation du langage. C'est la musique qui prend en charge l'effectuation sonore du mood que chaque pièce possède: une certaine humeur, et c'est à ce titre qu'elle instaure en nous l'humeur ou la tonalité correspondante. La musique ouvre en nous une région où vont pouvoir être figurés des sentiments inédits et être exprimé notre être affecté. Comme je le soulignais dans La Critique et la conviction, la musique nous crée des sentiments qui n'ont pas de nom; elle étend notre espace émotionnel, elle ouvre en nous une région où vont pouvoir figurer des sentiments absolument inédits. Lorsque nous écoutons telle musique, nous entrons dans une région de l'âme qui ne peut être explorée autrement que par l'audition de cette pièce. Chaque œuvre est authentiquement une modalité d'âme, une modulation d'âme.

Pour revenir à Messiaen qui est un compositeur majeur, il est frappant de constater que la plupart de ses partitions portent une dénomination transcendantale, religieuse, mystique, voire cosmique. Or, quand on fait écouter ces pièces à des profanes qui ne sont pas nécessairement croyants, qui peuvent même être agnostiques, il n'y a pas nécessairement cette évocation voulue par Messiaen. Autrement dit, quel est réellement le pouvoir expressif, descriptif, allusif de la musique qui semble passer par la médiation du langage poétique? N'est-ce pas ce pouvoir évocateur du langage qui donne après coup un sens à la musique ou même une expression? On sait que Stravinski par exemple a soutenu que la musique était par essence impuissante à exprimer quoi que ce soit: un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. mais était donnée à la seule fin d'instituer un ordre dans les choses, y compris et surtout entre l'homme et le temps. La musique ne serait donc ni une peinture des émotions humaines ni une description phénoménologique du monde, mais l'organisation de rapports temporels entre des hauteurs de notes, des tonalités, des rythmes, des phrases mélodiques. C'est précisément, ajoutait Stravinski, cette construction, cet ordre atteint qui produit en nous une émotion d'un caractère tout à fait spécial, qui n'a rien de commun avec nos sensations courantes et nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne. On ne saurait mieux préciser cette sensation produite par la musique qu'en l'identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales. Gœthe le comprenait bien qui disait que l'architecture est une musique pétrifiée. Si l'on accepte cette thèse que la musique est un pur univers sonore, une construction ordonnée entre l'humain et le temps, ne faut-il pas admettre qu'elle n'a plus rien à voir avec le sens?

 En tous cas pas le sens dénommé. Prenons le cas de Messiaen par rapport à la signification mystique. Cette mystique est par son écriture le chemin propre de Messiaen, mais celui qui l'entend l'accompagne jusqu'à un certain point, bien que Messiaen n'ait jamais songé à convertir quiconque. Sa musique introduit dans une région sonore capable d'une mystique; et c'est bien suffisant: c'est le lieu de rappeler que l'esthétique n'est pas de l'ordre de la prédication. La musique se tient au seuil de la mystique; et si l'on se penche sur ce seuil, tout le monde ressent la distance énorme qui se creuse par rapport à la mondanité, à plus forte raison par rapport aux valeurs marchandes utilitaires. Il y a ainsi des seuils, et d'abord le seuil minimal de la rupture avec l'utilitaire. Une chaise posée sur une estrade, du moment qu'on ne s'assied pas dessus, est une œuvre d'art, une bouteille posée sur une étagère également. Le fait même de l'intouchable, de l'inutilisable, opère la rupture dans l'utilitaire même. Là réside le seuil minimal. à l'autre côté on aurait le seuil extrême d'ouverture sur d'autres régions comme le sacré. On peut très bien admettre l'idée d'un spectre ouvert depuis les frontières de l'utilitaire jusqu'aux frontières d'autres régions comme le religieux, le sacré, le mystique.

Vers -> l'art , un chemin d'accès à la transcendance divine

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