Admettez-vous
la fonction mimétique de l'art?
A
condition de bien distinguer mimésis de copie. Il y a
là en effet tout un poids historique. Kant le dit lui-même à
propos du génie lorsqu'il distingue Nachahmung et Folge,
imitation servile et héritage exemplaire. Il ne faut pas,
dit-il, répéter les Anciens, mais les suivre. L'idée de
suivre nous n'avons pas de mot d'ailleurs en français, sinon
celui de suivance s'oppose ici à la notion de répétition.
La notion de copie a obstrué la réception du concept grec de mimésis.
Quand Aristote dit que l'intrigue est une mimésis de
l'action, c'est une mimésis créatrice. Les
personnages historiques deviennent des protagonistes de
l'intrigue, ils sont donc surélevés au-dessus de leur rôle
empirique et deviennent les figures constitutives d'une
intrigue; ils sont métaphorisés, configurés en même que
temps que l'histoire racontée: il y a configuration des
personnages à la mesure de la configuration de l'histoire à
laquelle ils contribuent. Pourrait-on étendre ce trait à la
totalité des arts? Il y a certainement un art qui n'est pas mimétique,
c'est la musique. Quoique, à la limite, ne pourrait-on pas dire
qu'à chaque pièce d'art correspond un mood? L'œuvre
d'art se réfère en effet à une émotion qui a disparu comme
émotion, mais qui a été préservée comme œuvre. On pourrait
donc dire que chaque pièce de musique crée un mood,
qui est son humeur propre. Des tonalités affectives, des Stimmungen,
étaient comme dormantes, elles sont maintenant non seulement
actualisées, mais créées: chaque pièce de musique engendre
sa chaîne de tonalités, son mouvement de moods,
d'humeurs. En ce sens, il y aurait un rapport mimétique où
l'accent serait mis sur la production d'une humeur qui
n'existait pas dans l'expérience de la nature. Je pense sur le
moment à Olivier Messiaen, à son Saint François d'Assise
et à sa recréation des chants d'oiseaux. Là, nous avons un
exemple parfait de mimésis créatrice et recréatrice,
qui fait que nous serions plutôt enclins à entendre les chants
d'oiseaux comme transfigurés par leur mise en musique, par le
passage par un registre de sons qui transfigure le bruit. Le
chant des oiseaux est peut-être déjà en lui-même une sorte
de règne intermédiaire entre le bruit et le son, mais il est
justement arraché au monde des bruits et élevé au niveau du
son pur.
Dans Stimmung il y a Stimme, la voix...
En anglais il y a une expression: attunement. En français
on pourrait dire: mettre au même ton, mise en écho de tonalités,
harmoniser, accorder. Il y a chez Messiaen une sorte de mise en
accord du chant des oiseaux avec la recréation musicale. On
peut aussi repérer dans la dénomination de certaines pièces
de musique un rapport allusif et non de descriptif à des êtres,
à la faveur de la recréation même du sens, on parlerait de
transfiguration plus que de refiguration du sens: La Mer
de Debussy, Concerto à la mémoire d'un ange d'Alban
Berg, Pelléas et Mélisande de Schœnberg; il y a
chaque fois une allusion à la nature cosmique, à une situation
émotionnelle, à un être. Ce serait là la forme extrême de
la métaphore généralisée. On rencontre le même problème
avec des peintres comme Constable, Turner ou Ruisdaël, avec l'évocation
des paysages, des orages, des marines.
Là il y a
quand même de la figuration tandis que dans la musique il est
difficile de parler de figuration.
Sinon
figuration des moods, des humeurs, mais qui sont
tellement labiles, faute d'être dites et par défaut d'adéquation
du langage. C'est la musique qui prend en charge l'effectuation
sonore du mood que chaque pièce possède: une certaine
humeur, et c'est à ce titre qu'elle instaure en nous l'humeur
ou la tonalité correspondante. La musique ouvre en nous une région
où vont pouvoir être figurés des sentiments inédits et être
exprimé notre être affecté. Comme je le soulignais dans La
Critique et la conviction, la musique nous crée des
sentiments qui n'ont pas de nom; elle étend notre espace émotionnel,
elle ouvre en nous une région où vont pouvoir figurer des
sentiments absolument inédits. Lorsque nous écoutons telle
musique, nous entrons dans une région de l'âme qui ne peut être
explorée autrement que par l'audition de cette pièce.
Chaque œuvre est authentiquement une modalité d'âme, une
modulation d'âme.
Pour
revenir à Messiaen qui est un compositeur majeur, il est
frappant de constater que la plupart de ses partitions portent
une dénomination transcendantale, religieuse, mystique, voire
cosmique. Or, quand on fait écouter ces pièces à des profanes
qui ne sont pas nécessairement croyants, qui peuvent même être
agnostiques, il n'y a pas nécessairement cette évocation
voulue par Messiaen. Autrement dit, quel est réellement le
pouvoir expressif, descriptif, allusif de la musique qui semble
passer par la médiation du langage poétique? N'est-ce pas ce
pouvoir évocateur du langage qui donne après coup un sens à
la musique ou même une expression? On sait que Stravinski par
exemple a soutenu que la musique était par essence impuissante
à exprimer quoi que ce soit: un sentiment, une attitude, un état
psychologique, un phénomène de la nature, etc. mais était
donnée à la seule fin d'instituer un ordre dans les choses, y
compris et surtout entre l'homme et le temps. La musique ne
serait donc ni une peinture des émotions humaines ni une
description phénoménologique du monde, mais l'organisation de
rapports temporels entre des hauteurs de notes, des tonalités,
des rythmes, des phrases mélodiques. C'est précisément,
ajoutait Stravinski, cette construction, cet ordre atteint qui
produit en nous une émotion d'un caractère tout à fait spécial,
qui n'a rien de commun avec nos sensations courantes et nos réactions
dues à des impressions de la vie quotidienne. On ne saurait
mieux préciser cette sensation produite par la musique qu'en
l'identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation
du jeu des formes architecturales. Gœthe le comprenait bien qui
disait que l'architecture est une musique pétrifiée. Si l'on
accepte cette thèse que la musique est un pur univers sonore,
une construction ordonnée entre l'humain et le temps, ne
faut-il pas admettre qu'elle n'a plus rien à voir avec le sens?
En
tous cas pas le sens dénommé. Prenons le cas de Messiaen par
rapport à la signification mystique. Cette mystique est par son
écriture le chemin propre de Messiaen, mais celui qui l'entend
l'accompagne jusqu'à un certain point, bien que Messiaen n'ait
jamais songé à convertir quiconque. Sa musique introduit dans
une région sonore capable d'une mystique; et c'est
bien suffisant: c'est le lieu de rappeler que l'esthétique
n'est pas de l'ordre de la prédication. La musique se tient au
seuil de la mystique; et si l'on se penche sur ce seuil, tout le
monde ressent la distance énorme qui se creuse par rapport à
la mondanité, à plus forte raison par rapport aux valeurs
marchandes utilitaires. Il y a ainsi des seuils, et d'abord le
seuil minimal de la rupture avec l'utilitaire. Une chaise posée
sur une estrade, du moment qu'on ne s'assied pas dessus, est une
œuvre d'art, une bouteille posée sur une étagère également.
Le fait même de l'intouchable, de l'inutilisable, opère la
rupture dans l'utilitaire même. Là réside le seuil minimal.
à l'autre côté on aurait le seuil extrême d'ouverture sur
d'autres régions comme le sacré. On peut très bien admettre
l'idée d'un spectre ouvert depuis les frontières de
l'utilitaire jusqu'aux frontières d'autres régions comme le
religieux, le sacré, le mystique. |