Est-ce
que ce référent est un imaginaire, au sens où l'entendent par
exemple Sartre et une certaine tradition phénoménologique, et
l'accès au référent passe-t-il nécessairement par le
langage?
Je
veux dire que le référent est extérieur au signe; mais il y a
plusieurs modes d'extériorité. C'est peut-être dans la nature
de l'extériorité qu'est le problème. Dans la peinture vous
avez des paysages, des portraits, des sujets intimistes, des
motifs allégoriques, des compositions abstraites, etc. Prenez
par exemple Poussin; c'est un exemple remarquable, parce qu'il
entremêle constamment des figures chrétiennes, des figures païennes
et des paysages. La demande de sens vient ici de l'enchevêtrement
de multiples référents dont les uns sont littéraires,
mythologiques, bibliques, les autres naturalistes, avec une
sorte de contamination mutuelle, parce que la nature devient à
la fois païenne et biblique et réciproquement les figures
mythologiques et bibliques sont investies dans la nature. Pour
en revenir au rapport avec le langage, ce n'est pas sans une
certaine culture verbale que l'on peut appréhender ce genre d'œuvres.
Ne faudrait-il donc pas poser la question autrement: peut-on
imaginer des arts chez des êtres qui n'auraient pas de langage?
Est-ce que seuls des êtres qui ont pu signifier par mots et par
phrases ont pu avoir l'idée de l'iconicité du fantasmatique,
de sa valeur référentielle et pas seulement signifiante
interne, de renvoi à autre chose?
La
musique est finalement le cas limite. La plupart des musiciens
en effet ne sont pas dans le langage, ils sont dans
l'organisation du son. C'est peut-être le rapport entre le
signifié et le son qui est le cas limite.
Oui,
mais il faut aussi prendre tous les arts ensemble. Il y a la
musique parce qu'à côté il y a la peinture, le théâtre,
etc. Dans la symphonie des arts il y a des gradations où le
langage va decrescendo depuis le roman, le théâtre, le
narratif, jusqu'à la musique, en passant par la peinture, la
sculpture, les arts intermédiaires. Il restera toujours au
langage cette supériorité qu'il nous permet de parler sur
la musique. Alors y aurait-il des arts, y compris la musique,
sans la capacité réflexive du langage, qui est d'essayer de
donner des noms à ces humeurs dont nous avons parlé? Nos émotions
en effet sont aussi le produit d'une grande littérature de dénomination,
d'exploration et aussi de structuration des passions, comme
l'ont souligné Descartes ou Spinoza, qui consiste non seulement
à les dénommer, mais aussi à les mettre en ordre et éventuellement
à les dériver dans le cadre d'une grande systématique.
C'est
ce que vous appelleriez la "refiguration" qui exprime
la capacité pour l'œuvre d'art de restructurer le monde du
lecteur, de l'auditeur ou du spectateur en bousculant son
horizon, contestant ses attentes, remodelant ses humeurs en les
retravaillant de l'intérieur, ce que vous nommez si justement
"le pouvoir de morsure de l'œuvre sur le monde de notre
expérience"?
Ce
travail n'est-il pas absolument parallèle dans le langage à ce
qui se fait hors du langage par les arts non transcriptibles en
langage comme la musique essentiellement, mais aussi à des degrés
divers la peinture et la sculpture? La possibilité de
"parler sur" appartient sans doute au caractère de
signifiance attaché à des signes verbaux et des signes non
verbaux et à leur capacité de s'interpréter mutuellement. La
musique donne peut-être à penser en donnant à parler. Le
travail de critique musicale nous aide au fond à comprendre non
seulement comment une œuvre est structurée, mais comment elle
structure les sentiments, et à essayer de dénommer les
sentiments ainsi créés: qu'est-ce qui dans notre langage, nous
demandons-nous, serait le plus approchant de la singularité de
cette humeur-là?
Léos
Janacek dit en substance que là où manque la parole, commence
la musique, là où s'arrêtent les mots, on se met à
chanter...
C'est
encore là une manière de dire, car c'est aussi une marque du
langage que les mots manquent: il s'agit d'un manque dans le
langage. Peut-être tous les arts sont-ils aussi en manque d'une
autre façon.
De
quoi?
Probablement
de l'impulsion créatrice qui est ce que nous appelons
l'ineffable, l'informe, qui ne va être que partiellement épuisé
par les formes. La mise en forme est à la fois une avancée,
mais en même temps un défaut par rapport à ce qui veut être
dit. Quelque chose demande à être figuré, composé, structuré.
Quoi? On peut prendre des noms dans d'autres registres des
sciences humaines, comme l'éthique, le religieux, etc. Il
resterait l'intraduisible dans aucune autre espèce de langage
qui ne serait pas l'un de ceux-là.
Vous
admettez cette notion d'intraduisible absolu qui serait peut-être
cet imaginaire transcendantal? Peut-on le concevoir
philosophiquement?
Sinon
que par le manque, l'être-en-défaut, qui est aussi un être-en-dette.
Il y a de très belles analyses heideggeriennes sur la Schuld
qui est plus que morale: c'est l'être-en-dette, qui est aussi
lié à l'être qu'il appelle gefallen, c'est-à-dire borné
dans son être situé.
Finalement,
par rapport à ce que dit Wittgenstein: "Ce dont on ne peut
parler, il faut le taire", ne peut-on pas soutenir
l'inverse par rapport à l'intraduisible: ce qui ne peut se dire
il faut essayer sans cesse de le dire?
Oui,
vous évoquez la conclusion du Tractacus, c'est-à-dire un type
de discours fermé qui dénomme à la fin son propre manque.
Mais Wittgenstein explore aussi le langage ordinaire, la
mystique, la morale. Il y a d'autres jeux de langage possibles.
Dans le Tractacus il n'a joué que d'un seul, celui qui est
parfaitement structuré dans le théorétique pur par:
"Cela est le cas". La clôture de ce discours se dénomme
elle-même à la fin par le silence; mais ce silence peut être
brisé par un autre type de discours, par Wittgenstein lui-même,
qui n'a cessé en effet de parler... Et le Tractacus devient
ainsi une sorte d'îlot fermé dans une mer de discours. |