° Rubrique philo-fac

PHILO RECHERCHE - FAC

Arts, langage et herméneutique esthétique. 

Entretien avec Paul Ricœur  par Jean-Marie Brohm and Magali Uhl

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Est-ce que ce référent est un imaginaire, au sens où l'entendent par exemple Sartre et une certaine tradition phénoménologique, et l'accès au référent passe-t-il nécessairement par le langage?

Je veux dire que le référent est extérieur au signe; mais il y a plusieurs modes d'extériorité. C'est peut-être dans la nature de l'extériorité qu'est le problème. Dans la peinture vous avez des paysages, des portraits, des sujets intimistes, des motifs allégoriques, des compositions abstraites, etc. Prenez par exemple Poussin; c'est un exemple remarquable, parce qu'il entremêle constamment des figures chrétiennes, des figures païennes et des paysages. La demande de sens vient ici de l'enchevêtrement de multiples référents dont les uns sont littéraires, mythologiques, bibliques, les autres naturalistes, avec une sorte de contamination mutuelle, parce que la nature devient à la fois païenne et biblique et réciproquement les figures mythologiques et bibliques sont investies dans la nature. Pour en revenir au rapport avec le langage, ce n'est pas sans une certaine culture verbale que l'on peut appréhender ce genre d'œuvres. Ne faudrait-il donc pas poser la question autrement: peut-on imaginer des arts chez des êtres qui n'auraient pas de langage? Est-ce que seuls des êtres qui ont pu signifier par mots et par phrases ont pu avoir l'idée de l'iconicité du fantasmatique, de sa valeur référentielle et pas seulement signifiante interne, de renvoi à autre chose?

La musique est finalement le cas limite. La plupart des musiciens en effet ne sont pas dans le langage, ils sont dans l'organisation du son. C'est peut-être le rapport entre le signifié et le son qui est le cas limite.

Oui, mais il faut aussi prendre tous les arts ensemble. Il y a la musique parce qu'à côté il y a la peinture, le théâtre, etc. Dans la symphonie des arts il y a des gradations où le langage va decrescendo depuis le roman, le théâtre, le narratif, jusqu'à la musique, en passant par la peinture, la sculpture, les arts intermédiaires. Il restera toujours au langage cette supériorité qu'il nous permet de parler sur la musique. Alors y aurait-il des arts, y compris la musique, sans la capacité réflexive du langage, qui est d'essayer de donner des noms à ces humeurs dont nous avons parlé? Nos émotions en effet sont aussi le produit d'une grande littérature de dénomination, d'exploration et aussi de structuration des passions, comme l'ont souligné Descartes ou Spinoza, qui consiste non seulement à les dénommer, mais aussi à les mettre en ordre et éventuellement à les dériver dans le cadre d'une grande systématique.

C'est ce que vous appelleriez la "refiguration" qui exprime la capacité pour l'œuvre d'art de restructurer le monde du lecteur, de l'auditeur ou du spectateur en bousculant son horizon, contestant ses attentes, remodelant ses humeurs en les retravaillant de l'intérieur, ce que vous nommez si justement "le pouvoir de morsure de l'œuvre sur le monde de notre expérience"?

Ce travail n'est-il pas absolument parallèle dans le langage à ce qui se fait hors du langage par les arts non transcriptibles en langage comme la musique essentiellement, mais aussi à des degrés divers la peinture et la sculpture? La possibilité de "parler sur" appartient sans doute au caractère de signifiance attaché à des signes verbaux et des signes non verbaux et à leur capacité de s'interpréter mutuellement. La musique donne peut-être à penser en donnant à parler. Le travail de critique musicale nous aide au fond à comprendre non seulement comment une œuvre est structurée, mais comment elle structure les sentiments, et à essayer de dénommer les sentiments ainsi créés: qu'est-ce qui dans notre langage, nous demandons-nous, serait le plus approchant de la singularité de cette humeur-là?

Léos Janacek dit en substance que là où manque la parole, commence la musique, là où s'arrêtent les mots, on se met à chanter...

C'est encore là une manière de dire, car c'est aussi une marque du langage que les mots manquent: il s'agit d'un manque dans le langage. Peut-être tous les arts sont-ils aussi en manque d'une autre façon.

De quoi?

Probablement de l'impulsion créatrice qui est ce que nous appelons l'ineffable, l'informe, qui ne va être que partiellement épuisé par les formes. La mise en forme est à la fois une avancée, mais en même temps un défaut par rapport à ce qui veut être dit. Quelque chose demande à être figuré, composé, structuré. Quoi? On peut prendre des noms dans d'autres registres des sciences humaines, comme l'éthique, le religieux, etc. Il resterait l'intraduisible dans aucune autre espèce de langage qui ne serait pas l'un de ceux-là.

Vous admettez cette notion d'intraduisible absolu qui serait peut-être cet imaginaire transcendantal? Peut-on le concevoir philosophiquement?

Sinon que par le manque, l'être-en-défaut, qui est aussi un être-en-dette. Il y a de très belles analyses heideggeriennes sur la Schuld qui est plus que morale: c'est l'être-en-dette, qui est aussi lié à l'être qu'il appelle gefallen, c'est-à-dire borné dans son être situé.

Finalement, par rapport à ce que dit Wittgenstein: "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire", ne peut-on pas soutenir l'inverse par rapport à l'intraduisible: ce qui ne peut se dire il faut essayer sans cesse de le dire?

Oui, vous évoquez la conclusion du Tractacus, c'est-à-dire un type de discours fermé qui dénomme à la fin son propre manque. Mais Wittgenstein explore aussi le langage ordinaire, la mystique, la morale. Il y a d'autres jeux de langage possibles. Dans le Tractacus il n'a joué que d'un seul, celui qui est parfaitement structuré dans le théorétique pur par: "Cela est le cas". La clôture de ce discours se dénomme elle-même à la fin par le silence; mais ce silence peut être brisé par un autre type de discours, par Wittgenstein lui-même, qui n'a cessé en effet de parler... Et le Tractacus devient ainsi une sorte d'îlot fermé dans une mer de discours. 

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