° Rubrique philo-fac

PHILO RECHERCHE - FAC

Arts, langage et herméneutique esthétique. 

Entretien avec Paul Ricœur  par Jean-Marie Brohm and Magali Uhl

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Vous venez d'évoquer les notions de manque, d'absence, de silence. Comment voyez-vous l'instauration par l'œuvre d'art de cet autre que le silence, de cet autre que l'absence?

C'est l'œuvre d'art elle-même. La musique précisément rompt le silence, même si elle crée aussi du silence. Elle se détache sur du silence et elle révèle en quelque sorte le silence, à la fois interstitiel et environnant, et peut-être y reconduit-elle par le sentiment que tout n'est pas dit en cette œuvre, puisqu'il y aura d'autres œuvres. On pourrait même dire que l'artiste est l'unité de multiples œuvres: ce qui n'est pas dit dans l'une est dit dans l'autre. L'identité du créateur se démultiplie, se fragmente et se recompose à travers cette série qui constitue l'essai d'approximation d'un inépuisable. On reconnaît d'ailleurs les œuvres; on dit: c'est un Cézanne, c'est un Monet. Les séries, c'est ce qui en fait l'intérêt, témoignent de l'identité du créateur.

L'inépuisable c'est peut-être aussi l'inépuisable de l'identité-ipséité, celle, pour vous citer, dun "sujet capable de se désigner comme étant lui-même l'auteur de ses paroles et de ses actes, un sujet non substantiel et non immuable, mais néanmoins responsable de son dire et de son faire". Finalement ne reconnaît-on pas l'ipséité d'un Picasso bien qu'il ait changé, lui aussi, d'une période à l'autre

J'avais tenté d'étendre au-delà de son lieu de naissance cette distinction risquée des deux sortes d'identité, l'identité répétitive du même, de l'idem ou de la "mêmeté", d'une part, et l'identité en construction de l'ipse, d'autre part (distinction qui se repère par selbig et selbst en allemand, same et self en anglais). J'avais d'abord pensé surtout à la construction narrative de l'identité dans l'ipséité; mais je l'ai aussi appliquée à sa tenue de promesse: je maintiendrai dans la "tenue". N'y a t-il pas aussi une tenue, un maintien, qui fait qu'on reconnaît à une seule œuvre le même auteur? C'est une mêmeté intéressante, puisqu'elle est la mêmeté d'une suite en nouveauté. Chaque œuvre est chaque fois une œuvre nouvelle, mais qui, en recevant une suite, désigne l'ipséité du créateur...

Et peut-être aussi du récepteur?

Comprendre, pour le spectateur ou l'auditeur, c'est aussi savoir faire le trajet d'une œuvre à l'autre: le jeu de l'identité et de la pluralité dans la composition d'une promesse à soi, d'un maintien dans la diversité. Il y a là d'ailleurs un aspect éthique. "Je maintiendrai", c'est une promesse tenue, en tout cas un dessein poursuivi, une fidélité à soi-même, qui n'est pas une imitation répétitive, mais une création fidèle à soi, une fidélité dans la progression de la même promesse, dans la multiplicité de ses effectuations.

Cela fait penser à la question de l'uchronie ou de l'utopie. Finalement cette ipséité-là ouvre un monde, elle n'est pas simplement une manière "d'habiter le monde" tel qu'il est. C'est cet autre monde-là qui est une promesse presque eschatologique.

Je crois qu'il faut maintenir le mot monde: il désigne une possibilité d'habiter, ou une habitabilité mise à l'épreuve. Un monde, c'est quelque chose où je me trouve et que je peux habiter sous diverses modalités, selon qu'il est hospitalier, familier, étrange, hostile. Les tableaux de désastres marins, d'étendues de ciels, de déserts glaciaires montrent un espace où il n'est pas possible de mettre un abri humain: ainsi est restitué à sa fragilité l'acte d'habiter soumis à la vulnérabilité de l'être dans un monde hostile. La notion même d'abri est intéressante pour l'habiter, parce que c'est le rapport de la menace à la sécurité, en même temps la délimitation d'un espace partagé entre un intérieur et un extérieur. Toute œuvre d'art répète peut-être ce rapport de l'intérieur et de l'extérieur. En peinture c'est aussi la réflexion sur les marges, et le cadre est parfois interprété par certains comme une fenêtre creusée: l'immensité du monde est comme découpée à l'intérieur du cadre par une sorte de fente, de mise en abîme creusée dans l'espace fermé du cadre. En refigurant notre monde, l'œuvre d'art se révèle à son tour capable d'être un monde.

Cette notion de monde n'est-elle pas un peu trop "mondaine", à tous les sens du terme? Cela renvoie à la question de l'éthique évoquée précédemment dont on peut se demander si elle fait partie d'un monde, même si elle renvoie au monde?

L'éthique a pour fonction d'orienter l'action, tandis que dans l'esthétique il y a suspension de l'action et donc, du même coup, du permis et du défendu, de l'obligatoire et du souhaitable. Je crois qu'il faut maintenir la catégorie de l'imagination, qui est un bon guide. L'imagination c'est le non-censurable...

Pour l'art?

Oui, pour l'art, sous toutes ses formes. Toutes les fois que des mises en forme deviennent coutumières et se transforment en injonctions, en "éthisant" en quelque sorte l'esthétique, il y a nécessité d'un moment de rupture, de provocation, comme le montrent en musique les exemples de Schœnberg, de Varèse ou de Boulez. Cela pour regagner la libre expansion de l'imaginaire, défini par cette capacité non-censurée.

Quel est le rapport justement entre cette non-censure et la censure potentielle de l'éthique qui suppose des interdits et des commandements éthiques ("Tu ne tueras point"), alors qu'en principe il n'y a pas de commandements esthétiques?

Ce qu'il ne faut pas faire, c'est tirer une éthique d'une esthétique, ce qui est la contre-partie de la libération de l'esthétique par rapport à l'éthique. De ce point de vue-là je dirais avec les Médiévaux qu'il faut maintenir la parfaite autonomie de chacun des grands Transcendantaux: le Juste, le Vrai, le Beau. Et le Beau n'est ni juste ni vrai. D'accord pour que l'Être soit dit par le beau, oui, mais justement il n'est pas dit sur le mode véritatif, ni sur le mode injonctif.

Vous n'êtes donc pas d'accord, semble-t-il, avec les postmodernes qui font de l'esthétique une éthique et de l'éthique une esthétique, en particulier avec toutes ces théories à la mode qui consistent à faire de la vie une œuvre d'art, un chef-d'œuvre esthétique?

En particulier avec toute l'esthétisation de l'interprétation nietzschéenne. C'est là où je rejoins tout à fait les dernières positions de Derrida, si proche de Lévinas maintenant, disant: "Il y a une seule chose qu'on ne peut pas déconstruire, c'est l'idée de Justice". Je crois vraiment que l'idée de Justice est irréductible à toute idée esthétique. Alors est-ce que l'esthétique peut nous suggérer quelque chose concernant la Justice? C'est peut-être cette voie latérale que Kant lui-même a explorée par le Sublime, comme distinct du Beau. Toute esthétique n'est pas une esthétique du Beau. Dans la mesure où toute beauté, en particulier par sa rupture avec l'utilitaire, nous élève, elle revêt une signification éthique potentielle, ne serait-ce que parce qu'elle démontre que tout ne rentre pas dans l'ordre marchand. Cela a une signification morale: la personne n'est pas un moyen, mais une fin. L'esthétique, en nous libérant de la dictature de l'utilitaire et de l'ordre marchand, opère comme le début d'une conversion à l'autre que l'utilitaire ou même que le plaisant. 

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