Vous
venez d'évoquer les notions de manque, d'absence, de silence.
Comment voyez-vous l'instauration par l'œuvre d'art de cet
autre que le silence, de cet autre que l'absence?
C'est
l'œuvre d'art elle-même. La musique précisément rompt le
silence, même si elle crée aussi du silence. Elle se détache
sur du silence et elle révèle en quelque sorte le silence, à
la fois interstitiel et environnant, et peut-être y
reconduit-elle par le sentiment que tout n'est pas dit en cette
œuvre, puisqu'il y aura d'autres œuvres. On pourrait même
dire que l'artiste est l'unité de multiples œuvres: ce qui
n'est pas dit dans l'une est dit dans l'autre. L'identité du créateur
se démultiplie, se fragmente et se recompose à travers cette série
qui constitue l'essai d'approximation d'un inépuisable. On
reconnaît d'ailleurs les œuvres; on dit: c'est un Cézanne,
c'est un Monet. Les séries, c'est ce qui en fait l'intérêt, témoignent
de l'identité du créateur.
L'inépuisable
c'est peut-être aussi l'inépuisable de l'identité-ipséité,
celle, pour vous citer, dun "sujet capable de se désigner
comme étant lui-même l'auteur de ses paroles et de ses actes,
un sujet non substantiel et non immuable, mais néanmoins
responsable de son dire et de son faire". Finalement ne
reconnaît-on pas l'ipséité d'un Picasso bien qu'il ait changé,
lui aussi, d'une période à l'autre
J'avais
tenté d'étendre au-delà de son lieu de naissance cette
distinction risquée des deux sortes d'identité, l'identité répétitive
du même, de l'idem ou de la "mêmeté", d'une part,
et l'identité en construction de l'ipse, d'autre part
(distinction qui se repère par selbig et selbst en allemand,
same et self en anglais). J'avais d'abord pensé surtout à la
construction narrative de l'identité dans l'ipséité; mais je
l'ai aussi appliquée à sa tenue de promesse: je maintiendrai
dans la "tenue". N'y a t-il pas aussi une tenue, un
maintien, qui fait qu'on reconnaît à une seule œuvre le même
auteur? C'est une mêmeté intéressante, puisqu'elle est la mêmeté
d'une suite en nouveauté. Chaque œuvre est chaque fois une œuvre
nouvelle, mais qui, en recevant une suite, désigne l'ipséité
du créateur...
Et
peut-être aussi du récepteur?
Comprendre,
pour le spectateur ou l'auditeur, c'est aussi savoir faire le
trajet d'une œuvre à l'autre: le jeu de l'identité et de la
pluralité dans la composition d'une promesse à soi, d'un
maintien dans la diversité. Il y a là d'ailleurs un aspect éthique.
"Je maintiendrai", c'est une promesse tenue, en tout
cas un dessein poursuivi, une fidélité à soi-même, qui n'est
pas une imitation répétitive, mais une création fidèle à
soi, une fidélité dans la progression de la même promesse,
dans la multiplicité de ses effectuations.
Cela
fait penser à la question de l'uchronie ou de l'utopie.
Finalement cette ipséité-là ouvre un monde, elle n'est pas
simplement une manière "d'habiter le monde" tel qu'il
est. C'est cet autre monde-là qui est une promesse presque
eschatologique.
Je
crois qu'il faut maintenir le mot monde: il désigne une
possibilité d'habiter, ou une habitabilité mise à l'épreuve.
Un monde, c'est quelque chose où je me trouve et que je peux
habiter sous diverses modalités, selon qu'il est hospitalier,
familier, étrange, hostile. Les tableaux de désastres marins,
d'étendues de ciels, de déserts glaciaires montrent un espace
où il n'est pas possible de mettre un abri humain: ainsi est
restitué à sa fragilité l'acte d'habiter soumis à la vulnérabilité
de l'être dans un monde hostile. La notion même d'abri est intéressante
pour l'habiter, parce que c'est le rapport de la menace à la sécurité,
en même temps la délimitation d'un espace partagé entre un
intérieur et un extérieur. Toute œuvre d'art répète peut-être
ce rapport de l'intérieur et de l'extérieur. En peinture c'est
aussi la réflexion sur les marges, et le cadre est parfois
interprété par certains comme une fenêtre creusée:
l'immensité du monde est comme découpée à l'intérieur du
cadre par une sorte de fente, de mise en abîme creusée dans
l'espace fermé du cadre. En refigurant notre monde, l'œuvre
d'art se révèle à son tour capable d'être un monde.
Cette
notion de monde n'est-elle pas un peu trop "mondaine",
à tous les sens du terme? Cela renvoie à la question de l'éthique
évoquée précédemment dont on peut se demander si elle fait
partie d'un monde, même si elle renvoie au monde?
L'éthique
a pour fonction d'orienter l'action, tandis que dans l'esthétique
il y a suspension de l'action et donc, du même coup, du permis
et du défendu, de l'obligatoire et du souhaitable. Je crois
qu'il faut maintenir la catégorie de l'imagination, qui est un
bon guide. L'imagination c'est le non-censurable...
Pour
l'art?
Oui,
pour l'art, sous toutes ses formes. Toutes les fois que des
mises en forme deviennent coutumières et se transforment en
injonctions, en "éthisant" en quelque sorte l'esthétique,
il y a nécessité d'un moment de rupture, de provocation, comme
le montrent en musique les exemples de Schœnberg, de Varèse ou
de Boulez. Cela pour regagner la libre expansion de
l'imaginaire, défini par cette capacité non-censurée.
Quel
est le rapport justement entre cette non-censure et la censure
potentielle de l'éthique qui suppose des interdits et des
commandements éthiques ("Tu ne tueras point"), alors
qu'en principe il n'y a pas de commandements esthétiques?
Ce
qu'il ne faut pas faire, c'est tirer une éthique d'une esthétique,
ce qui est la contre-partie de la libération de l'esthétique
par rapport à l'éthique. De ce point de vue-là je dirais avec
les Médiévaux qu'il faut maintenir la parfaite autonomie de
chacun des grands Transcendantaux: le Juste, le Vrai, le Beau.
Et le Beau n'est ni juste ni vrai. D'accord pour que l'Être
soit dit par le beau, oui, mais justement il n'est pas dit sur
le mode véritatif, ni sur le mode injonctif.
Vous
n'êtes donc pas d'accord, semble-t-il, avec les postmodernes
qui font de l'esthétique une éthique et de l'éthique une esthétique,
en particulier avec toutes ces théories à la mode qui
consistent à faire de la vie une œuvre d'art, un chef-d'œuvre
esthétique?
En
particulier avec toute l'esthétisation de l'interprétation
nietzschéenne. C'est là où je rejoins tout à fait les dernières
positions de Derrida, si proche de Lévinas maintenant, disant:
"Il y a une seule chose qu'on ne peut pas déconstruire,
c'est l'idée de Justice". Je crois vraiment que l'idée de
Justice est irréductible à toute idée esthétique. Alors
est-ce que l'esthétique peut nous suggérer quelque chose
concernant la Justice? C'est peut-être cette voie latérale que
Kant lui-même a explorée par le Sublime, comme distinct du
Beau. Toute esthétique n'est pas une esthétique du Beau. Dans
la mesure où toute beauté, en particulier par sa rupture avec
l'utilitaire, nous élève, elle revêt une signification éthique
potentielle, ne serait-ce que parce qu'elle démontre que tout
ne rentre pas dans l'ordre marchand. Cela a une signification
morale: la personne n'est pas un moyen, mais une fin. L'esthétique,
en nous libérant de la dictature de l'utilitaire et de l'ordre
marchand, opère comme le début d'une conversion à l'autre que
l'utilitaire ou même que le plaisant. |