Pensez-vous
que l'art puisse être effectivement un chemin d'accès à la
transcendance divine?
Oui,
mais sans contrainte, sans injonction.
Par
cheminement interne? C'est le cas de Messiaen?
On
n'est pas obligé de partager la motivation de sa composition, même
s'il y a pour le créateur une adhérence complète de sa
motivation à sa composition. Et l'amateur n'est pas forcé de répéter
son chemin. La suivance n'est pas ici de l'ordre de l'imitation
de sa motivation. Prenons un cas intermédiaire: la tonalité maçonnique
de Figaro. On n'est pas du tout forcé de partager cette
religiosité rationalisante et de suivre un chemin qui n'est pas
le sien. Je prends l'exemple d'un théologien que j'admire, Karl
Barth, qui mettait Mozart au-dessus de Bach. Bach était
intentionnellement religieux, Mozart non. Mais on peut écouter
Mozart avec une ferveur qui révèlera en nous des motivations
religieuses. Bach constitue le seuil en quelque sorte,
franchissable ou non, de l'esthétique religieuse. Kant, lui,
avait admis un autre seuil: celui de l'éthique par le sublime.
Dans le sublime notre imagination est débordée par l'excès,
quantitatif ou dynamique; mais nous sommes à l'abri, c'est-à-dire
que nous réaffirmons notre supériorité morale face à la supériorité
des forces qui nous écraseraient si nous leur étions livrés.
Mais on peut dire aussi qu'une tonalité éthico-religieuse est
évoquée par le "Ciel étoilé au-dessus de nos têtes".
Le sublime a aussi une valence potentiellement religieuse, mais
pas expressément, ni nécessairement.
Vladimir
Jankélévitch note à propos de la musique une autre forme de
seuil: celui du mystère, de l'inexprimable qui renvoie au
travail sans fin, inlassable, inépuisable du langage pour dire
ce qui ne peut se dire ou se dire que par allusion, suggestion,
allégorie, métaphore. Le mystère musical, écrit-il, n'est
pas l'indicible, mais l'ineffable. C'est la nuit noire de la
mort qui est l'indicible, parce qu'elle est ténèbre impénétrable
et désespérant non-être, et parce qu'un mur infranchissable
nous barre de son mystère: est indicible, à cet égard, ce
dont il n'y a absolument rien à dire, et qui rend l'homme muet
en accablant sa raison et en médusant son discours. Et
l'ineffable, tout à l'inverse, est inexprimable parce qu'il y a
sur lui infiniment, interminablement à dire: tel l'insondable
mystère de Dieu, tel l'inépuisable mystère d'amour, qui est
mystère poétique par excellence. Pensez-vous que l'art soit
une manière d'accéder à cette frontière de l'indicible ou de
l'ineffable, la mort, l'amour, l'expérience mystique et peut-être
encore d'autres régions similaires, ce qui soulignerait la
fonction uchronique et utopique de l'art?
L'ineffable
a un caractère d'incohésion, d'indifférenciation qui est
justement surmonté par l'œuvre d'art. Celle-ci est certes
structurée autrement que dans le langage, mais elle est
structurée; et en ce sens chaque œuvre d'art a la singularité
de sa structuration. Dans les pages que j'ai consacrées à
l'expérience esthétique à la fin de La Critique et la
conviction, j'ai surtout insisté sur ce caractère structuré
singulier, le fait que chaque œuvre est la résolution d'un
problème. On peut reprendre ici les analyses de Merleau-Ponty
sur Cézanne. Dans la peinture le problème est lui-même
singulier: c'est la conjonction, dans une même requête, entre
la couleur, la forme et la lumière, et cette combinatoire est
chaque fois singulière. Ce qui me paraît ineffable, je le
mettrais non pas dans chaque peinture, mais dans ce qui l'a
provoquée, à savoir, si l'on prend l'exemple de Cézanne, dans
ce retour permanent sur l'objet de la peinture, comme s'il y
avait un inépuisable à dire. Il y a une sorte d'approximation
tenace, à la faveur d'une autre perspective, d'un autre profil,
chaque fois différents. Ainsi le signifié "Montagne
Sainte-Victoire", si l'on peut dire, est une exigence de
signifier plus. J'insisterais là sur l'injonction ineffable et
l'effectuation chaque fois singulière. C'est une analyse que
j'avais trouvée admirablement faite par Granger à propos de
l'algèbre de Pascal. Le nom propre est le nom de la singularité
de la résolution du problème. Nous retrouvons là
l'affirmation initiale: cette singularité de la résolution
d'un problème, qui apporte une réponse singulière à un défi
singulier, est éminemment communicable. Nous compensons le défaut
d'universalité de la résolution singulière du problème par
la communicabilité. Il y a évidemment un parallèle avec Kant,
quand il souligne que c'est le jeu de l'entendement et de
l'imagination qui est communicable. Et dans le cas de la résolution
d'un problème, on peut dire que c'est le jeu du défi et de la
solution.
On
peut aussi entendre autre chose dans ce que vous venez de dire
à propos de Cézanne. Quel est en effet ce besoin de sans cesse
reprendre ces approximations de l'objet peint? N'est-ce pas la
question thématisée par Husserl du flux des Abschattungen,
des faces, des esquisses, des profils, des silhouettes dans un
horizon temporel de perception? L'œuvre d'art serait-elle
alors, en termes husserliens, plutôt du côté du corrélat noématique,
du côté de l'objet transcendantal, ou de la noèse, du côté
de l'intentionnalité du sujet, ne serait-ce pas finalement
cette relation entre l'objet visé et la visée de l'objet qui
pourrait définir l'œuvre d'art?
Je
voudrais aborder cette question-là par son équivalent
linguistique. à savoir qu'une linguistique de type saussurien,
binaire, ne fonctionne pas. Signifiant et signifié c'est
l'envers et l'endroit du signe. Il faut une sémiotique à trois
termes: signifiant, signifié, référent. C'est la demande du référent
qui n'est jamais épuisée par le binaire signifiant- signifié. |