° Rubrique philo-fac

PHILO RECHERCHE - FAC

Arts, langage et herméneutique esthétique. 

Entretien avec Paul Ricœur  par Jean-Marie Brohm and Magali Uhl

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Pensez-vous que l'art puisse être effectivement un chemin d'accès à la transcendance divine?

Oui, mais sans contrainte, sans injonction.

Par cheminement interne? C'est le cas de Messiaen?

On n'est pas obligé de partager la motivation de sa composition, même s'il y a pour le créateur une adhérence complète de sa motivation à sa composition. Et l'amateur n'est pas forcé de répéter son chemin. La suivance n'est pas ici de l'ordre de l'imitation de sa motivation. Prenons un cas intermédiaire: la tonalité maçonnique de Figaro. On n'est pas du tout forcé de partager cette religiosité rationalisante et de suivre un chemin qui n'est pas le sien. Je prends l'exemple d'un théologien que j'admire, Karl Barth, qui mettait Mozart au-dessus de Bach. Bach était intentionnellement religieux, Mozart non. Mais on peut écouter Mozart avec une ferveur qui révèlera en nous des motivations religieuses. Bach constitue le seuil en quelque sorte, franchissable ou non, de l'esthétique religieuse. Kant, lui, avait admis un autre seuil: celui de l'éthique par le sublime. Dans le sublime notre imagination est débordée par l'excès, quantitatif ou dynamique; mais nous sommes à l'abri, c'est-à-dire que nous réaffirmons notre supériorité morale face à la supériorité des forces qui nous écraseraient si nous leur étions livrés. Mais on peut dire aussi qu'une tonalité éthico-religieuse est évoquée par le "Ciel étoilé au-dessus de nos têtes". Le sublime a aussi une valence potentiellement religieuse, mais pas expressément, ni nécessairement.

Vladimir Jankélévitch note à propos de la musique une autre forme de seuil: celui du mystère, de l'inexprimable qui renvoie au travail sans fin, inlassable, inépuisable du langage pour dire ce qui ne peut se dire ou se dire que par allusion, suggestion, allégorie, métaphore. Le mystère musical, écrit-il, n'est pas l'indicible, mais l'ineffable. C'est la nuit noire de la mort qui est l'indicible, parce qu'elle est ténèbre impénétrable et désespérant non-être, et parce qu'un mur infranchissable nous barre de son mystère: est indicible, à cet égard, ce dont il n'y a absolument rien à dire, et qui rend l'homme muet en accablant sa raison et en médusant son discours. Et l'ineffable, tout à l'inverse, est inexprimable parce qu'il y a sur lui infiniment, interminablement à dire: tel l'insondable mystère de Dieu, tel l'inépuisable mystère d'amour, qui est mystère poétique par excellence. Pensez-vous que l'art soit une manière d'accéder à cette frontière de l'indicible ou de l'ineffable, la mort, l'amour, l'expérience mystique et peut-être encore d'autres régions similaires, ce qui soulignerait la fonction uchronique et utopique de l'art?

L'ineffable a un caractère d'incohésion, d'indifférenciation qui est justement surmonté par l'œuvre d'art. Celle-ci est certes structurée autrement que dans le langage, mais elle est structurée; et en ce sens chaque œuvre d'art a la singularité de sa structuration. Dans les pages que j'ai consacrées à l'expérience esthétique à la fin de La Critique et la conviction, j'ai surtout insisté sur ce caractère structuré singulier, le fait que chaque œuvre est la résolution d'un problème. On peut reprendre ici les analyses de Merleau-Ponty sur Cézanne. Dans la peinture le problème est lui-même singulier: c'est la conjonction, dans une même requête, entre la couleur, la forme et la lumière, et cette combinatoire est chaque fois singulière. Ce qui me paraît ineffable, je le mettrais non pas dans chaque peinture, mais dans ce qui l'a provoquée, à savoir, si l'on prend l'exemple de Cézanne, dans ce retour permanent sur l'objet de la peinture, comme s'il y avait un inépuisable à dire. Il y a une sorte d'approximation tenace, à la faveur d'une autre perspective, d'un autre profil, chaque fois différents. Ainsi le signifié "Montagne Sainte-Victoire", si l'on peut dire, est une exigence de signifier plus. J'insisterais là sur l'injonction ineffable et l'effectuation chaque fois singulière. C'est une analyse que j'avais trouvée admirablement faite par Granger à propos de l'algèbre de Pascal. Le nom propre est le nom de la singularité de la résolution du problème. Nous retrouvons là l'affirmation initiale: cette singularité de la résolution d'un problème, qui apporte une réponse singulière à un défi singulier, est éminemment communicable. Nous compensons le défaut d'universalité de la résolution singulière du problème par la communicabilité. Il y a évidemment un parallèle avec Kant, quand il souligne que c'est le jeu de l'entendement et de l'imagination qui est communicable. Et dans le cas de la résolution d'un problème, on peut dire que c'est le jeu du défi et de la solution.

On peut aussi entendre autre chose dans ce que vous venez de dire à propos de Cézanne. Quel est en effet ce besoin de sans cesse reprendre ces approximations de l'objet peint? N'est-ce pas la question thématisée par Husserl du flux des Abschattungen, des faces, des esquisses, des profils, des silhouettes dans un horizon temporel de perception? L'œuvre d'art serait-elle alors, en termes husserliens, plutôt du côté du corrélat noématique, du côté de l'objet transcendantal, ou de la noèse, du côté de l'intentionnalité du sujet, ne serait-ce pas finalement cette relation entre l'objet visé et la visée de l'objet qui pourrait définir l'œuvre d'art?

Je voudrais aborder cette question-là par son équivalent linguistique. à savoir qu'une linguistique de type saussurien, binaire, ne fonctionne pas. Signifiant et signifié c'est l'envers et l'endroit du signe. Il faut une sémiotique à trois termes: signifiant, signifié, référent. C'est la demande du référent qui n'est jamais épuisée par le binaire signifiant- signifié.

Vers ->  l'accès au référent passe-t-il nécessairement par le langage?

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