Vous
admettez par conséquent la notion de transcendance temporelle
de l'œuvre d'art?
Oui,
mais alors peut-être faudrait-il introduire une composante qui
n'est pas accentuée chez Kant, même si elle est
souterrainement présente, à savoir le rapport à un public, le
rapport à un amateur, au sens fort du mot; car c'est du côté
du récepteur de l'œuvre d'art que se révèle une autre
historicité, celle de la réception. C'est peut-être
l'historicité de la réception que nous pouvons le mieux déchiffrer,
à la faveur de la constitution des permanences à travers leur
historicité: comme si l'œuvre d'art se créait un public
temporellement ouvert et indéfini. Mais alors qu'y a-t-il entre
les deux? Réponse: la monstration, le fait qu'une œuvre
d'art vise, par delà l'intentionnalité de son auteur, et en
tant même qu'œuvre d'art, à être partagée, donc d'abord à
être montrée. On peut alors reprendre un à un les arts pour
montrer de quelle façon chacun exhibe sa monstrativité, sa
capacité à être partagé entre le créateur et son public. Il
y aurait alors là certainement à distinguer, comme l'a fait
Henri Gouhier, entre les arts à un temps et les arts à deux
temps, ceux où l'existence de l'œuvre coïncide avec sa création,
la peinture et la sculpture par exemple, et ceux où l'existence
de l'œuvre requiert un second temps, qui est celui de sa re-création:
représentation théâtrale, exécution musicale, réalisation
chorégraphique à partir de l'écriture d'un livret, d'une
partition, d'un script. On pourrait alors se demander quel est
le statut d'un ballet ou d'une partition musicale quand ils ne
sont pas joués, en attente d'exécution. C'est peut-être là,
dans cette capacité indéfinie d'être réincarné, et de façon
chaque fois historiquement différente, mais substantiellement
et essentiellement fondatrice, que le signifié profond du
livret ou de la partition occupe ce statut du sempiternel.
La question
que l'on peut se poser au fond est celle-ci: où est l'œuvre
d'art? Quel est son lieu ontologique, où existe-t-elle? Quand
il n'y a pas de réception, quand elle dort pendant des décennies,
l'œuvre existe certes, mais où?
Je
dirais qu'elle n'existe que dans sa capacité de monstration...
Par rapport
à votre thèse sur la communicabilité, on constate du point de
vue de la monstration ou de la réception que toutes les grandes
œuvres d'art ont été incommunicables d'une certaine manière
ou n'ont pas été reçues au départ...
Oui,
c'est un tournant temporel à introduire, qui est le retard dans
la réception; et il y a sans doute là quelque chose de spécifique
à l'œuvre d'art: son caractère prophétique, en ce sens que,
faisant rupture avec les valeurs d'utilité et les valeurs
marchandes, la transcendance de l'œuvre d'art s'affirme en
opposition à cette utilité qui, elle, s'épuise dans
l'historique. C'est la capacité de transcender l'utilitaire immédiat
qui caractérise l'œuvre d'art dans cette capacité de réinscription
multiple et indéfinie. On pourrait dire que dans les arts à
deux temps le moment du sempiternel est dans le retrait du
livret et du script, mais l'épreuve temporelle est dans la
monstration. La capacité d'une monstration sans cesse renouvelée,
comme étant toujours autre, quoique du même, constitue le lien
entre le sempiternel et l'historique; c'est peut-être là la
marque temporelle la plus prégnante de l'œuvre d'art.
Le
problème est de savoir s'il peut y avoir une création qui ne
soit pas une anticipation de sa propre réception. C'est le
problème posé par le journal intime, en particulier le journal
intime de Pepys qui était destiné à lui-même; c'est là un
cas extrême et très douteux, puisque l'œuvre a été préservée
pour être publiée. Est-ce que l'idée du génie méconnu n'est
pas aussi un cas limite et comme le négatif d'une attente déçue
ou d'une attente en différé? Il y a une sorte de "Nachträglichkeit",
comme un "après coup" qui marque finalement la
victoire de la monstration sur le méconnu. À vrai dire, si un
artiste restait totalement méconnu, nous ne le saurions pas!
N'entrent en effet dans la gloire commune que ceux qui
finalement, plus tard, ont été re-connus. Et cette
re-connaissance tardive est une autre façon d'ailleurs de
vaincre la temporalité au niveau de son déroulement. Une
rupture de la succession résulte de cette anticipation rétrospective
qui fait que c'est au futur antérieur que la création aura été
temporellement reçue: il aura été vrai que cette œuvre avait
la destination de la monstration et donc de la rencontre et de
la reconnaissance.
Vous avez
distingué dans vos propres travaux une herméneutique de l'archéologie
et une herméneutique de la téléologie, une herméneutique réductrice -
par exemple psychanalytique -orientée vers le régressif,
l'infantile, l'archaïque, et une herméneutique amplifiante -
par exemple phénoménologique -attentive au surplus de
sens et orientée vers un telos de complétude
signifiante pour reprendre votre expression. Comment situez-vous
cette opposition par rapport à une herméneutique de l'œuvre
d'art?
Je
n'ai pas poursuivi cette ligne-là qui relevait d'un débat avec
la psychanalyse. Je soutenais, d'une part, que le domaine de la
psychanalyse s'était creusé sous, derrière en quelque sorte,
remontant toujours vers le plus primitif, le plus archaïque, le
plus sauvage, le plus inchoatif et, d'autre part, que le sens
n'est complet que lorsque les figures de l'Esprit se dépassent
l'une l'autre par une sorte de reprise orientée vers un plus.
J'avais pris l'exemple de la Phénoménologie de l'Esprit
de Hegel parce qu'on a là le modèle d'une compréhension où
le sens d'ne figure est dans la figure suivante. Le lien d'une
figure à l'autre semble contingent, mais une fois que la figure
suivante est apparue elle devient rétroactivement nécessaire.
Il apparaît inscrit dans la figure précédente que la suivante
sera telle qu'elle est. Cela permet alors certainement de jouer
sur une dialectique que j'avais appelée autrefois la
dialectique du soupçon et de l'amplification, mais je ne suis
pas sûr qu'elle soit universelle. Je l'avais appliquée au cas
le plus favorable, celui de l'Œdipe de
Sophocle: son sens ne se réduit pas au drame de la sexualité,
de l'inceste et du parricide; mais procède de l'histoire de la
reconnaissance: c'est la tragédie de la vérité, donc à la
fois la rétrospection vers l'origine, mais aussi la marche en
avant vers l'éclaircissement, vers la catharsis,
l'illumination (je pense d'ailleurs qu'il faut traduire catharsis
par éclaircissement, autant que par purification au sens médical
ou mystique du mot). Alors, la compréhension herméneutique
consiste peut-être en cette capacité, au cours de l'histoire
de la compréhension, d'engendrer du sens nouveau, à la faveur
de ce mouvement de l'archéologie vers la téléologie. À son
tour ce mouvement viendrait se surmonter dans le transhistorique
de la pérennité, de la perdurance. Telle serait la persistance
de l'œuvre d'art, capable chaque fois d'engendrer le dépassement
de l'archéologique dans le téléologique.
N'êtes-vous
pas là en train de pointer le mystère de la création et de
l'art comme interprétation du monde? On a pu interpréter l'œuvre
d'art de manière réductrice comme la réfraction, le produit,
le reflet, la mimésis, etc. de ce qui existe déjà,
et là nous avons toutes les théories sociologiques ou
anthropologiques qui ramènent l'œuvre d'art aux conditions de
sa production: le marché, l'habitus, le champ social,
l'environnement socio-culturel, les pulsions, voire l'air du
temps ou la mode. L'œuvre d'art serait ainsi l'expression de ce
qui existe déjà. Voilà pour l'archéologie. Il semble que
vous soyez plutôt dans la position inverse, celle de la téléologie,
où l'œuvre d'art est une fin, un avant, un projet à faire
advenir au sens où l'entend Ernst Bloch (7) ...
Pour
revenir à Kant, il est frappant de constater qu'il a été fort
embarrassé pour situer le génie par rapport au jugement du
beau et du sublime, parce qu'il reste toujours quelque chose de
rétrospectif dans le jugement de goût, tandis que le beau crée
du nouveau. Je me suis intéressé à ce problème, soit à
partir de la métaphore, soit à partir du narratif, sous le thème
de l'innovation sémantique. Dans les deux cas, l'idée surgit
d'un sens nouveau qui n'était pas là. Ainsi, la métaphore,
c'est la capacité de produire un sens nouveau, au point de l'étincelle
de sens où une incompatibilité sémantique s'effondre dans la
confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour
produire une signification nouvelle qui n'existe que sur la
ligne de fracture des champs sémantiques. Dans le cas du
narratif, je m'étais risqué à dire que ce que j'appelle la
synthèse de l'hétérogène ne crée pas moins de nouveauté
que la métaphore, mais cette fois dans la composition, dans la
configuration d'une temporalité racontée, d'une temporalité
narrative. Joindre ensemble des événements multiples, des
causalités, des finalités et des hasards, c'est produire une
signification nouvelle qui est l'intrigue (9). Chaque intrigue
est singulière et elle a exactement le statut de l'œuvre d'art
selon Kant: la singularité capable d'être partagée.
Iriez-vous
jusqu'à étendre cette fonction métaphorique de l'art à
toutes les formes d'art? C'est ce que vous semblez suggérer en
disant que l'œuvre d'art peut avoir un effet comparable à
celui de la métaphore: intégrer des niveaux de sens empilés,
retenus et contenus ensemble.Peut-on étendre la notion de
métaphore au-delà du trope?
Au-delà du langage proprement dit?
Au-delà
du langage, mais aussi au-delà des figures de style. Ce qu'on
peut garder peut-être du métaphorique généralisé, au-delà
du langage et du trope, c'est la ressemblance, mais alors la
ressemblance comme produit de la métaphore. La métaphore ne
recueille pas une ressemblance donnée, mais par le fait qu'elle
produit du sens, elle crée de la ressemblance là où il n'y en
avait pas. En somme, il y a génération de ressemblance. Un des
très beaux textes que j'avais commenté autrefois, La Poétique
d'Aristote, souligne que: Bien métaphoriser, c'est avoir un
coup d'œil sur la ressemblance. Ce coup d'œil sur la
ressemblance donne à lire la ressemblance là où on ne la
voyait pas. En somme elle crée de la ressemblance qu'on ne peut
plus ne pas voir. |