° Rubrique philo-fac

PHILO RECHERCHE - FAC

Arts, langage et herméneutique esthétique. 

Entretien avec Paul Ricœur  par Jean-Marie Brohm and Magali Uhl

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Vous admettez par conséquent la notion de transcendance temporelle de l'œuvre d'art? 

Oui, mais alors peut-être faudrait-il introduire une composante qui n'est pas accentuée chez Kant, même si elle est souterrainement présente, à savoir le rapport à un public, le rapport à un amateur, au sens fort du mot; car c'est du côté du récepteur de l'œuvre d'art que se révèle une autre historicité, celle de la réception. C'est peut-être l'historicité de la réception que nous pouvons le mieux déchiffrer, à la faveur de la constitution des permanences à travers leur historicité: comme si l'œuvre d'art se créait un public temporellement ouvert et indéfini. Mais alors qu'y a-t-il entre les deux? Réponse: la monstration, le fait qu'une œuvre d'art vise, par delà l'intentionnalité de son auteur, et en tant même qu'œuvre d'art, à être partagée, donc d'abord à être montrée. On peut alors reprendre un à un les arts pour montrer de quelle façon chacun exhibe sa monstrativité, sa capacité à être partagé entre le créateur et son public. Il y aurait alors là certainement à distinguer, comme l'a fait Henri Gouhier, entre les arts à un temps et les arts à deux temps, ceux où l'existence de l'œuvre coïncide avec sa création, la peinture et la sculpture par exemple, et ceux où l'existence de l'œuvre requiert un second temps, qui est celui de sa re-création: représentation théâtrale, exécution musicale, réalisation chorégraphique à partir de l'écriture d'un livret, d'une partition, d'un script. On pourrait alors se demander quel est le statut d'un ballet ou d'une partition musicale quand ils ne sont pas joués, en attente d'exécution. C'est peut-être là, dans cette capacité indéfinie d'être réincarné, et de façon chaque fois historiquement différente, mais substantiellement et essentiellement fondatrice, que le signifié profond du livret ou de la partition occupe ce statut du sempiternel.

La question que l'on peut se poser au fond est celle-ci: où est l'œuvre d'art? Quel est son lieu ontologique, où existe-t-elle? Quand il n'y a pas de réception, quand elle dort pendant des décennies, l'œuvre existe certes, mais où?

Je dirais qu'elle n'existe que dans sa capacité de monstration...

Par rapport à votre thèse sur la communicabilité, on constate du point de vue de la monstration ou de la réception que toutes les grandes œuvres d'art ont été incommunicables d'une certaine manière ou n'ont pas été reçues au départ...

Oui, c'est un tournant temporel à introduire, qui est le retard dans la réception; et il y a sans doute là quelque chose de spécifique à l'œuvre d'art: son caractère prophétique, en ce sens que, faisant rupture avec les valeurs d'utilité et les valeurs marchandes, la transcendance de l'œuvre d'art s'affirme en opposition à cette utilité qui, elle, s'épuise dans l'historique. C'est la capacité de transcender l'utilitaire immédiat qui caractérise l'œuvre d'art dans cette capacité de réinscription multiple et indéfinie. On pourrait dire que dans les arts à deux temps le moment du sempiternel est dans le retrait du livret et du script, mais l'épreuve temporelle est dans la monstration. La capacité d'une monstration sans cesse renouvelée, comme étant toujours autre, quoique du même, constitue le lien entre le sempiternel et l'historique; c'est peut-être là la marque temporelle la plus prégnante de l'œuvre d'art.

 Le problème est de savoir s'il peut y avoir une création qui ne soit pas une anticipation de sa propre réception. C'est le problème posé par le journal intime, en particulier le journal intime de Pepys qui était destiné à lui-même; c'est là un cas extrême et très douteux, puisque l'œuvre a été préservée pour être publiée. Est-ce que l'idée du génie méconnu n'est pas aussi un cas limite et comme le négatif d'une attente déçue ou d'une attente en différé? Il y a une sorte de "Nachträglichkeit", comme un "après coup" qui marque finalement la victoire de la monstration sur le méconnu. À vrai dire, si un artiste restait totalement méconnu, nous ne le saurions pas! N'entrent en effet dans la gloire commune que ceux qui finalement, plus tard, ont été re-connus. Et cette re-connaissance tardive est une autre façon d'ailleurs de vaincre la temporalité au niveau de son déroulement. Une rupture de la succession résulte de cette anticipation rétrospective qui fait que c'est au futur antérieur que la création aura été temporellement reçue: il aura été vrai que cette œuvre avait la destination de la monstration et donc de la rencontre et de la reconnaissance.

Vous avez distingué dans vos propres travaux une herméneutique de l'archéologie et une herméneutique de la téléologie, une herméneutique réductrice - par exemple psychanalytique -orientée vers le régressif, l'infantile, l'archaïque, et une herméneutique amplifiante - par exemple phénoménologique -attentive au surplus de sens et orientée vers un telos de complétude signifiante pour reprendre votre expression. Comment situez-vous cette opposition par rapport à une herméneutique de l'œuvre d'art?

Je n'ai pas poursuivi cette ligne-là qui relevait d'un débat avec la psychanalyse. Je soutenais, d'une part, que le domaine de la psychanalyse s'était creusé sous, derrière en quelque sorte, remontant toujours vers le plus primitif, le plus archaïque, le plus sauvage, le plus inchoatif et, d'autre part, que le sens n'est complet que lorsque les figures de l'Esprit se dépassent l'une l'autre par une sorte de reprise orientée vers un plus. J'avais pris l'exemple de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel parce qu'on a là le modèle d'une compréhension où le sens d'ne figure est dans la figure suivante. Le lien d'une figure à l'autre semble contingent, mais une fois que la figure suivante est apparue elle devient rétroactivement nécessaire. Il apparaît inscrit dans la figure précédente que la suivante sera telle qu'elle est. Cela permet alors certainement de jouer sur une dialectique que j'avais appelée autrefois la dialectique du soupçon et de l'amplification, mais je ne suis pas sûr qu'elle soit universelle. Je l'avais appliquée au cas le plus favorable, celui de l'Œdipe de Sophocle: son sens ne se réduit pas au drame de la sexualité, de l'inceste et du parricide; mais procède de l'histoire de la reconnaissance: c'est la tragédie de la vérité, donc à la fois la rétrospection vers l'origine, mais aussi la marche en avant vers l'éclaircissement, vers la catharsis, l'illumination (je pense d'ailleurs qu'il faut traduire catharsis par éclaircissement, autant que par purification au sens médical ou mystique du mot). Alors, la compréhension herméneutique consiste peut-être en cette capacité, au cours de l'histoire de la compréhension, d'engendrer du sens nouveau, à la faveur de ce mouvement de l'archéologie vers la téléologie. À son tour ce mouvement viendrait se surmonter dans le transhistorique de la pérennité, de la perdurance. Telle serait la persistance de l'œuvre d'art, capable chaque fois d'engendrer le dépassement de l'archéologique dans le téléologique.

N'êtes-vous pas là en train de pointer le mystère de la création et de l'art comme interprétation du monde? On a pu interpréter l'œuvre d'art de manière réductrice comme la réfraction, le produit, le reflet, la mimésis, etc. de ce qui existe déjà, et là nous avons toutes les théories sociologiques ou anthropologiques qui ramènent l'œuvre d'art aux conditions de sa production: le marché, l'habitus, le champ social, l'environnement socio-culturel, les pulsions, voire l'air du temps ou la mode. L'œuvre d'art serait ainsi l'expression de ce qui existe déjà. Voilà pour l'archéologie. Il semble que vous soyez plutôt dans la position inverse, celle de la téléologie, où l'œuvre d'art est une fin, un avant, un projet à faire advenir au sens où l'entend Ernst Bloch (7) ...

Pour revenir à Kant, il est frappant de constater qu'il a été fort embarrassé pour situer le génie par rapport au jugement du beau et du sublime, parce qu'il reste toujours quelque chose de rétrospectif dans le jugement de goût, tandis que le beau crée du nouveau. Je me suis intéressé à ce problème, soit à partir de la métaphore, soit à partir du narratif, sous le thème de l'innovation sémantique. Dans les deux cas, l'idée surgit d'un sens nouveau qui n'était pas là. Ainsi, la métaphore, c'est la capacité de produire un sens nouveau, au point de l'étincelle de sens où une incompatibilité sémantique s'effondre dans la confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour produire une signification nouvelle qui n'existe que sur la ligne de fracture des champs sémantiques. Dans le cas du narratif, je m'étais risqué à dire que ce que j'appelle la synthèse de l'hétérogène ne crée pas moins de nouveauté que la métaphore, mais cette fois dans la composition, dans la configuration d'une temporalité racontée, d'une temporalité narrative. Joindre ensemble des événements multiples, des causalités, des finalités et des hasards, c'est produire une signification nouvelle qui est l'intrigue (9). Chaque intrigue est singulière et elle a exactement le statut de l'œuvre d'art selon Kant: la singularité capable d'être partagée.

Iriez-vous jusqu'à étendre cette fonction métaphorique de l'art à toutes les formes d'art? C'est ce que vous semblez suggérer en disant que l'œuvre d'art peut avoir un effet comparable à celui de la métaphore: intégrer des niveaux de sens empilés, retenus et contenus ensemble.Peut-on étendre la notion de métaphore au-delà du trope?
Au-delà du langage proprement dit?

Au-delà du langage, mais aussi au-delà des figures de style. Ce qu'on peut garder peut-être du métaphorique généralisé, au-delà du langage et du trope, c'est la ressemblance, mais alors la ressemblance comme produit de la métaphore. La métaphore ne recueille pas une ressemblance donnée, mais par le fait qu'elle produit du sens, elle crée de la ressemblance là où il n'y en avait pas. En somme, il y a génération de ressemblance. Un des très beaux textes que j'avais commenté autrefois, La Poétique d'Aristote, souligne que: Bien métaphoriser, c'est avoir un coup d'œil sur la ressemblance. Ce coup d'œil sur la ressemblance donne à lire la ressemblance là où on ne la voyait pas. En somme elle crée de la ressemblance qu'on ne peut plus ne pas voir.

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