En
admettant avec Kant qu'est beau ce qui plaît universellement
sans concept ou que dès que l'on porte un jugement sur des
objets uniquement d'après des concepts, toute représentation
de beauté disparaît, peut-on soutenir à l'inverse qu'est laid
tout ce qui déplaît universellement sans concept? En d'autres
termes, comment peut s'établir selon vous une discussion
argumentée sur l'art et l'esthétique, comment concevoir du
point de vue de la critique du jugement esthétique la tension
paradoxale entre l'universel et le singulier?
Je crois que pour éclairer la question et diriger la réponse,
il faut se situer dans le travail de l'Universel, parce que là
nous avons un Universel que Kant, au début de la troisième
Critique, oppose à l'Universel du jugement déterminant. Ce
dernier pose la règle, et l'expérience y est subsumée: le cas
est donc placé sous la règle. La situation inverse est en ce
sens exceptionnelle et incroyablement déroutante. C'est celle
du jugement esthétique; ici tous les jugements sont singuliers,
mais directement singuliers, non pas par subsomption, mais par
appréhension directe. L'herméneutique de Gadamer permet de
donner toute sa force à mon sens à cette position kantienne
initiale de la singularité du jugement esthétique: Cette rose
est belle. Singularité qui comporte l'idée de l'emprise sur
nous de la chose belle. Jusqu'à un certain point, l'idée
d'emprise marque une certaine rupture avec Kant en tant que mode
de compréhension, d'appréhension de la singularité. Mais ce
qui continue de faire la force de l'analyse kantienne, c'est
qu'il y a néanmoins de l'Universel: Kant résiste de toutes ses
forces à l'idée que des couleurs et des goûts on ne
discuterait pas, ce qui enfermerait chacun dans son plaisir,
dans son humeur. Or, comment peut-il y avoir de l'Universel? La
grande force de la solution kantienne, c'est d'avoir tout misé
sur l'idée de communicabilité. La communicabilité
est la modalité de l'Universel sans concept; il s'agit là
d'une sorte de traînée de poudre, de contagion d'un cas à
l'autre. Et qu'est-ce qui est ainsi communiqué? Ce n'est ni la
règle, ni le cas, mais c'est le jeu entre l'entendement et
l'imagination. Chacun de nous revit cette espèce de débat, de
conflit, entre une règle et l'imagination, laquelle, dans le
sublime se trouve affectée par le débordement, par l'excès de
l'objet sur la capacité de l'inclure, tandis que dans le beau
il y a une imagination de l'harmonie. C'est cette contamination,
cette traînée de poudre, qui entraîne les sujets dans la
communion, dans la participation à la même émotion.
Autrement
dit, vous récusez le relativisme esthétique qu'on pourrait
soutenir par exemple d'un point de vue ethnologique ou
anthropologique, aussi bien dans le temps que dans l'espace?
A
première vue on peut dire que la sociologie donne tort à Kant,
parce qu'il y a une historicité qui n'apparaît aucunement dans
son analyse; de fait, en première analyse, l'histoire des
styles et des goûts lui donne tort. En deuxième analyse,
cependant, celle-ci lui donne raison, parce qu'à longue échelle,
comme cela apparaît dans l'œuvre de Malraux, se révèle une
dimension de transhistoricité. Et cette transhistoricité
consiste en somme dans la permanence, ou mieux la perdurance des
œuvres d'art échappant à l'histoire de leur constitution. Ce
qui est bouleversant dans l'expérience esthétique, c'est qu'à
la différence des phénomènes économiques et politiques où
le résultat est en quelque sorte proportionné à sa
production, le résultat est ici en excès sur sa production. On
pourrait dire que l'œuvre d'art échappe à l'histoire de sa
constitution et c'est cette temporalité de deuxième degré qui
constitue la temporalité de la communicabilité. Cette
communicabilité transhistorique est l'équivalent rationnel de
l'objectivité, tant dans le beau que dans le sublime. Pour
continuer dans cette voie-là, il faudrait analyser la
temporalité spécifique de l'œuvre d'art, ce que n'a pas fait
Kant
Ce qu'a
fait Heidegger...
Ce
qu'a fait Heidegger, en effet; et avec lui toute la tradition
herméneutique, parce que celle-ci a été confrontée d'une façon
beaucoup plus menaçante que n'a pu l'être Kant à
l'historicisme, au relativisme historique. C'est ainsi que la
reconquête du transhistorique sur l'historique constitue le bénéfice
post-kantien d'un retour à l'esthétique kantienne. On peut réfléchir
sur l'étrange statut de l'œuvre d'art, qui a peut-être un équivalent
dans la spéculation sur les anges et leur temporalité,
laquelle n'est ni l'éternité immuable de Dieu, ni la précarité
des choses humaines. Les Médiévaux avaient forgé à cet effet
le concept de pérenne, de sempiternel. Il y a là plus qu'une
approximation, une sorte de parenté profonde entre le statut
des anges, dans la grande tradition médiévale mais aussi
multi-séculaire, et l'idée d'espèce à un seul individu. Et
en somme l'œuvre d'art est une espèce à un seul individu.
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