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PHILO RECHERCHE - FAC

Arts, langage et herméneutique esthétique. 

Entretien avec Paul Ricœur  par Jean-Marie Brohm and Magali Uhl

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 En admettant avec Kant qu'est beau ce qui plaît universellement sans concept ou que dès que l'on porte un jugement sur des objets uniquement d'après des concepts, toute représentation de beauté disparaît, peut-on soutenir à l'inverse qu'est laid tout ce qui déplaît universellement sans concept? En d'autres termes, comment peut s'établir selon vous une discussion argumentée sur l'art et l'esthétique, comment concevoir du point de vue de la critique du jugement esthétique la tension paradoxale entre l'universel et le singulier? 

  Je crois que pour éclairer la question et diriger la réponse, il faut se situer dans le travail de l'Universel, parce que là nous avons un Universel que Kant, au début de la troisième Critique, oppose à l'Universel du jugement déterminant. Ce dernier pose la règle, et l'expérience y est subsumée: le cas est donc placé sous la règle. La situation inverse est en ce sens exceptionnelle et incroyablement déroutante. C'est celle du jugement esthétique; ici tous les jugements sont singuliers, mais directement singuliers, non pas par subsomption, mais par appréhension directe. L'herméneutique de Gadamer permet de donner toute sa force à mon sens à cette position kantienne initiale de la singularité du jugement esthétique: Cette rose est belle. Singularité qui comporte l'idée de l'emprise sur nous de la chose belle. Jusqu'à un certain point, l'idée d'emprise marque une certaine rupture avec Kant en tant que mode de compréhension, d'appréhension de la singularité. Mais ce qui continue de faire la force de l'analyse kantienne, c'est qu'il y a néanmoins de l'Universel: Kant résiste de toutes ses forces à l'idée que des couleurs et des goûts on ne discuterait pas, ce qui enfermerait chacun dans son plaisir, dans son humeur. Or, comment peut-il y avoir de l'Universel? La grande force de la solution kantienne, c'est d'avoir tout misé sur l'idée de communicabilité. La communicabilité est la modalité de l'Universel sans concept; il s'agit là d'une sorte de traînée de poudre, de contagion d'un cas à l'autre. Et qu'est-ce qui est ainsi communiqué? Ce n'est ni la règle, ni le cas, mais c'est le jeu entre l'entendement et l'imagination. Chacun de nous revit cette espèce de débat, de conflit, entre une règle et l'imagination, laquelle, dans le sublime se trouve affectée par le débordement, par l'excès de l'objet sur la capacité de l'inclure, tandis que dans le beau il y a une imagination de l'harmonie. C'est cette contamination, cette traînée de poudre, qui entraîne les sujets dans la communion, dans la participation à la même émotion.

Autrement dit, vous récusez le relativisme esthétique qu'on pourrait soutenir par exemple d'un point de vue ethnologique ou anthropologique, aussi bien dans le temps que dans l'espace?

A première vue on peut dire que la sociologie donne tort à Kant, parce qu'il y a une historicité qui n'apparaît aucunement dans son analyse; de fait, en première analyse, l'histoire des styles et des goûts lui donne tort. En deuxième analyse, cependant, celle-ci lui donne raison, parce qu'à longue échelle, comme cela apparaît dans l'œuvre de Malraux, se révèle une dimension de transhistoricité. Et cette transhistoricité consiste en somme dans la permanence, ou mieux la perdurance des œuvres d'art échappant à l'histoire de leur constitution. Ce qui est bouleversant dans l'expérience esthétique, c'est qu'à la différence des phénomènes économiques et politiques où le résultat est en quelque sorte proportionné à sa production, le résultat est ici en excès sur sa production. On pourrait dire que l'œuvre d'art échappe à l'histoire de sa constitution et c'est cette temporalité de deuxième degré qui constitue la temporalité de la communicabilité. Cette communicabilité transhistorique est l'équivalent rationnel de l'objectivité, tant dans le beau que dans le sublime. Pour continuer dans cette voie-là, il faudrait analyser la temporalité spécifique de l'œuvre d'art, ce que n'a pas fait Kant

Ce qu'a fait Heidegger...

Ce qu'a fait Heidegger, en effet; et avec lui toute la tradition herméneutique, parce que celle-ci a été confrontée d'une façon beaucoup plus menaçante que n'a pu l'être Kant à l'historicisme, au relativisme historique. C'est ainsi que la reconquête du transhistorique sur l'historique constitue le bénéfice post-kantien d'un retour à l'esthétique kantienne. On peut réfléchir sur l'étrange statut de l'œuvre d'art, qui a peut-être un équivalent dans la spéculation sur les anges et leur temporalité, laquelle n'est ni l'éternité immuable de Dieu, ni la précarité des choses humaines. Les Médiévaux avaient forgé à cet effet le concept de pérenne, de sempiternel. Il y a là plus qu'une approximation, une sorte de parenté profonde entre le statut des anges, dans la grande tradition médiévale mais aussi multi-séculaire, et l'idée d'espèce à un seul individu. Et en somme l'œuvre d'art est une espèce à un seul individu.

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