Comment
soutenir à la fois que l'homme est un être libre et
que, sous l'empire de la rareté, il s'altère en démon
tout en restant responsable de ce qu'il fait, et
assujetti à la nécessité? "L'Histoire, prise à
ce niveau, offre un sens terrible et désespérant; il
apparaît en effet que les hommes sont unis par cette négation
inerte et démoniaque qui leur prend leur substance
(leur travail) pour la retourner contre tous
sous la forme d'inertie active et de
totalisation par extermination" (200). La matière,
pour Sartre, constitue à la fois la Nature, la Terre,
et l'étoffe dont nous sommes faits. Malgré la
profusion des inventions techniques, malgré l'abondance
des productions industrielles, créatrices de richesses,
elle engendre de l'inhumain. Bien plus, si la rareté,
comme phénomène économique, s'estompait, le mal
associé à la matière ne disparaîtrait pas.
Le maléfice
de notre condition ne dérive pas uniquement de la rareté,
il procède de la matière qui, par elle-même, induit
une dispersion des efforts, une altération des liens,
une détérioration des relations. Pétris de matière,
affrontés a une nature inhospitalière, les individus,
bien que réduits au même sort, répugnent à s'unir.
La matière les divise, la rareté les arme les uns
contre les autres. La formation de communautés
vivantes, cet aspect dialectique et proprement humain de
la praxis, ne peut en aucun cas être
contenu(e) dans la relation de rareté elle-même (204).
A son pouvoir séparateur, à sa puissance de
fragmentation, que multiplie la rareté, la matière
ajoute son pouvoir déformant: ce que les hommes, seuls
ou collectivement, inscrivent en elle par leur travail,
leur revient altéré, déformé, chargé d'effets
pervers ou "contre -finalités". En ce sens,
l'action de l'homme est une "praxis volée".
Toute passive et inerte qu'elle soit, la matière n'obéit
pas docilement à l'homme, ne répercute pas fidèlement
ses desseins: elle peut retourner contre lui les actes
qu'il accomplit, en les affectant de conséquences négatives.
Elle agit avec malignité, même si elle n'a ni
intention ni conscience.
Sartre
évoque les paysans chinois, déboisant des terres pour
se nourrir, et modifiant ainsi le régime des pluies et
le climat, de sorte que se produisent des inondations
qui ruinent leurs efforts. Comme nul ne parvient à
conjurer les pouvoirs inséparables de la matière et de
la rareté, "chacun intériorise cette structure en
ce sens qu'il se fait par ses comportements l'homme
de la rareté" (207). De cette action de la
matière résulte l'apparition du démoniaque dans
l'Histoire. La matière, en effet, joue le rôle d'une
faute originelle, qui ne se transmet ni par héritage ni
par filiation, mais par situation.
Le
processus selon lequel, sous le règne de la rareté, la
Terre devient "l'enfer pratico-interne" est,
selon Sartre, simple: "La rareté réalise la
totalité passive des individus d'une collectivité
comme impossibilité de coexistence: le groupe en la
nation est défini par ses excédentaires"
(205). Bien sûr, mis a part les cas d'extermination ou
de génocide, une société "choisit discrètement
ses morts" (205).
Toutefois,
des mécanismes soit de mise à mort,
soit de réduction délibérée du nombre des vivants
existent dans toutes les sociétés et courent tout au
long de l'histoire. Les vivants sont toujours des
survivants; ils ne tiennent pas leur supplément de vie
de la chance, mais de l'élimination, furtive ou
voyante, de victimes désignées par une conduite
sociale. Celle-ci peut n'être ni réfléchie ni
consciente elle n'en reste pas moins intentionnelle. Les
hommes en sont responsables.
Tel est
le mal extrême et élémentaire auquel notre condition
nous confronte. Entre 1956 et 1959, quand il écrit La Critique
de la Raison dialectique, deux problèmes obsèdent
Sartre: la décolonisation, et la guerre d'Algérie
notamment, d'une part; la pauvreté et la faim dans le
monde, de l'autre. La misère du tiers monde ne lui paraît
ni innocente ni fatale: il y voit, à la dimension du
globe, un processus de sélection des morts et des
vivants. S'oupsonne-t-il là, sans le dire, un enchaînement
semblable à celui qui se produisit dans les camps de la
mort?
Ici-bas,
le choix des victimes n'est pas personnalisé: "On
peut déterminer le nombre des excédentaires, mais non
leur caractère individuel" (206). Entre les
individus, il y a "commutativité",
substitution possible. De ce fait, "chaque membre
du groupe et en même temps" apparaît
"comme un survivant possible ou comme un excédentaire
à supprimer" (206). Cette hésitation du destin
qui s'abat sans raison sur l'un ou sur l'autre tranche
comme à la hache l'initiale réciprocité entre les
individus: comme mon prochain est aussi mon semblable,
et que nous ne savons pas qui survivra et qui sera anéanti,
il cesse d'être mon frère pour devenir un ennemi.
"Mieux encore, ce risque constant d'anéantissement
de moi-même et de tous, je ne le découvre pas
seulement chez les Autres mais je suis
moi-même ce risque en tant qu'Autre, c'est-à-dire
en tant que désigné avec les Autres comme excédentaire
possible par la réalité matérielle de
l'environnement" (206). Le désir de survivre, sous
l'effet de la rareté, se métamorphose en pulsion
meurtrière, sans qu'il y ait rien d'homicide en moi. La
situation fait de moi l'agent conscient ou aveugle d'un
processus par lequel la société à laquelle
j'appartiens désigne ses membres excédentaires. Comme
ce mécanisme ne choisit pas nommément les victimes, il
s'ensuit que je peux travailler à ma propre mort.
Tel est
le fil conducteur selon lequel s'opère la descente dans
le premier cercle de l'enfer. Pour la rendre plus
sensible, montrons que l'homme, ici, devient pour
l'homme non plus un dieu, comme chez Spinoza, ou un
loup, comme chez Hobbes, mais un "double démoniaque".
Le
double démoniaque.
L'histoire,
sous l'effet de la rareté, se fait manichéenne, car le
mal, comme menace de mort, pour chaque homme, c'est
l'Autre. Cet Autre, en même temps, nous savons qu'il
est comme nous-même, et que, nous aussi, nous figurons
pour les autres l'ennemi. Si bien que l'"autre espèce",
en qui réside le mal, est "notre double démoniaque"
(208).
L'enfer
sartrien est froid. Il s'entretient par des impuissances
conjuguées, par des énergies dispersées, par des
solitudes exacerbées. La cruauté vient du froid.
L'histoire est pleine de bourreaux et de victimes, le même
individu passe d'un état à l'autre, mais, si l'on
sondait son cœur, on n'y trouverait rien d'autre qu'un
désir acharné de survivre, d'échapper à tout prix à
la mort. Le mal n'a rien de gratuit, il ne se tapit pas
dans notre être, il ne s'enracine pas dans la liberté.
Le
Prince à peine nommé de l'enfer, c'est la mort. La
matière inerte, "le limon dont nous sommes
sortis", en dessine le premier visage. Comme les
naufragés sur le radeau de la Méduse, "nous
sommes unis par le fait d'habiter tous un monde défini
par la rareté" (211). La mort ne vient pas
d'ailleurs. Elle circule parmi les hommes, elle agit à
travers eux, elle se confond avec eux. Pourtant, dans La
Critique de la Raison dialectique, elle n'apparaît
jamais comme une détermination intrinsèque de leur être:
elle conserve la forme de l'Autre, objet de peur, ou
plutôt d'horreur. Instrument ultime de puissance,
condition de survie et menace d'extermination, elle régit
les destins et règne sur l'histoire. Comme elle ne peut
être ni conjurée ni transfigurée, et qu'elle
constitue la forme sensible du néant, elle ne lâche
jamais les hommes. Quand ils essaient de sortir de
l'enfer pratico-inerte, le poids d'une mort
alternativement et indissolublement infligée ou subie
ne cesse jamais de les étreindre. Ils s'en divertissent
plus qu'ils ne s'en délivrent |