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PHILOSOPHIE - CLASSES PREPAS par J. Llapasset

LE MAL

Figures politiques du mal chez Sartre par Bertrand Saint-Sernin

Trois formes majeures de processus infernaux

- ÉTVDES  1983 - 

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Comment soutenir à la fois que l'homme est un être libre et que, sous l'empire de la rareté, il s'altère en démon tout en restant responsable de ce qu'il fait, et assujetti à la nécessité? "L'Histoire, prise à ce niveau, offre un sens terrible et désespérant; il apparaît en effet que les hommes sont unis par cette négation inerte et démoniaque qui leur prend leur substance (leur travail) pour la retourner contre tous sous la forme d'inertie active et de totalisation par extermination" (200). La matière, pour Sartre, constitue à la fois la Nature, la Terre, et l'étoffe dont nous sommes faits. Malgré la profusion des inventions techniques, malgré l'abondance des productions industrielles, créatrices de richesses, elle engendre de l'inhumain. Bien plus, si la rareté, comme phénomène économique, s'estompait, le mal associé à la matière ne disparaîtrait pas.

Le maléfice de notre condition ne dérive pas uniquement de la rareté, il procède de la matière qui, par elle-même, induit une dispersion des efforts, une altération des liens, une détérioration des relations. Pétris de matière, affrontés a une nature inhospitalière, les individus, bien que réduits au même sort, répugnent à s'unir. La matière les divise, la rareté les arme les uns contre les autres. La formation de communautés vivantes, cet aspect dialectique et proprement humain de la praxis, ne peut en aucun cas être contenu(e) dans la relation de rareté elle-même (204). A son pouvoir séparateur, à sa puissance de fragmentation, que multiplie la rareté, la matière ajoute son pouvoir déformant: ce que les hommes, seuls ou collectivement, inscrivent en elle par leur travail, leur revient altéré, déformé, chargé d'effets pervers ou "contre -finalités". En ce sens, l'action de l'homme est une "praxis volée". Toute passive et inerte qu'elle soit, la matière n'obéit pas docilement à l'homme, ne répercute pas fidèlement ses desseins: elle peut retourner contre lui les actes qu'il accomplit, en les affectant de conséquences négatives. Elle agit avec malignité, même si elle n'a ni intention ni conscience.

Sartre évoque les paysans chinois, déboisant des terres pour se nourrir, et modifiant ainsi le régime des pluies et le climat, de sorte que se produisent des inondations qui ruinent leurs efforts. Comme nul ne parvient à conjurer les pouvoirs inséparables de la matière et de la rareté, "chacun intériorise cette structure en ce sens qu'il se fait par ses comportements l'homme de la rareté" (207). De cette action de la matière résulte l'apparition du démoniaque dans l'Histoire. La matière, en effet, joue le rôle d'une faute originelle, qui ne se transmet ni par héritage ni par filiation, mais par situation.

Le processus selon lequel, sous le règne de la rareté, la Terre devient "l'enfer pratico-interne" est, selon Sartre, simple: "La rareté réalise la totalité passive des individus d'une collectivité comme impossibilité de coexistence: le groupe en la nation est défini par ses excédentaires" (205). Bien sûr, mis a part les cas d'extermination ou de génocide, une société "choisit discrètement ses morts" (205).

Toutefois, des mécanismes soit de mise à mort, soit de réduction délibérée du nombre des vivants existent dans toutes les sociétés et courent tout au long de l'histoire. Les vivants sont toujours des survivants; ils ne tiennent pas leur supplément de vie de la chance, mais de l'élimination, furtive ou voyante, de victimes désignées par une conduite sociale. Celle-ci peut n'être ni réfléchie ni consciente elle n'en reste pas moins intentionnelle. Les hommes en sont responsables.

Tel est le mal extrême et élémentaire auquel notre condition nous confronte. Entre 1956 et 1959, quand il écrit La Critique de la Raison dialectique, deux problèmes obsèdent Sartre: la décolonisation, et la guerre d'Algérie notamment, d'une part; la pauvreté et la faim dans le monde, de l'autre. La misère du tiers monde ne lui paraît ni innocente ni fatale: il y voit, à la dimension du globe, un processus de sélection des morts et des vivants. S'oupsonne-t-il là, sans le dire, un enchaînement semblable à celui qui se produisit dans les camps de la mort?

Ici-bas, le choix des victimes n'est pas personnalisé: "On peut déterminer le nombre des excédentaires, mais non leur caractère individuel" (206). Entre les individus, il y a "commutativité", substitution possible. De ce fait, "chaque membre du groupe et en même temps" apparaît "comme un survivant possible ou comme un excédentaire à supprimer" (206). Cette hésitation du destin qui s'abat sans raison sur l'un ou sur l'autre tranche comme à la hache l'initiale réciprocité entre les individus: comme mon prochain est aussi mon semblable, et que nous ne savons pas qui survivra et qui sera anéanti, il cesse d'être mon frère pour devenir un ennemi. "Mieux encore, ce risque constant d'anéantissement de moi-même et de tous, je ne le découvre pas seulement chez les Autres mais je suis moi-même ce risque en tant qu'Autre, c'est-à-dire en tant que désigné avec les Autres comme excédentaire possible par la réalité matérielle de l'environnement" (206). Le désir de survivre, sous l'effet de la rareté, se métamorphose en pulsion meurtrière, sans qu'il y ait rien d'homicide en moi. La situation fait de moi l'agent conscient ou aveugle d'un processus par lequel la société à laquelle j'appartiens désigne ses membres excédentaires. Comme ce mécanisme ne choisit pas nommément les victimes, il s'ensuit que je peux travailler à ma propre mort.

Tel est le fil conducteur selon lequel s'opère la descente dans le premier cercle de l'enfer. Pour la rendre plus sensible, montrons que l'homme, ici, devient pour l'homme non plus un dieu, comme chez Spinoza, ou un loup, comme chez Hobbes, mais un "double démoniaque".

Le double démoniaque.

L'histoire, sous l'effet de la rareté, se fait manichéenne, car le mal, comme menace de mort, pour chaque homme, c'est l'Autre. Cet Autre, en même temps, nous savons qu'il est comme nous-même, et que, nous aussi, nous figurons pour les autres l'ennemi. Si bien que l'"autre espèce", en qui réside le mal, est "notre double démoniaque" (208).

L'enfer sartrien est froid. Il s'entretient par des impuissances conjuguées, par des énergies dispersées, par des solitudes exacerbées. La cruauté vient du froid. L'histoire est pleine de bourreaux et de victimes, le même individu passe d'un état à l'autre, mais, si l'on sondait son cœur, on n'y trouverait rien d'autre qu'un désir acharné de survivre, d'échapper à tout prix à la mort. Le mal n'a rien de gratuit, il ne se tapit pas dans notre être, il ne s'enracine pas dans la liberté.

Le Prince à peine nommé de l'enfer, c'est la mort. La matière inerte, "le limon dont nous sommes sortis", en dessine le premier visage. Comme les naufragés sur le radeau de la Méduse, "nous sommes unis par le fait d'habiter tous un monde défini par la rareté" (211). La mort ne vient pas d'ailleurs. Elle circule parmi les hommes, elle agit à travers eux, elle se confond avec eux. Pourtant, dans La Critique de la Raison dialectique, elle n'apparaît jamais comme une détermination intrinsèque de leur être: elle conserve la forme de l'Autre, objet de peur, ou plutôt d'horreur. Instrument ultime de puissance, condition de survie et menace d'extermination, elle régit les destins et règne sur l'histoire. Comme elle ne peut être ni conjurée ni transfigurée, et qu'elle constitue la forme sensible du néant, elle ne lâche jamais les hommes. Quand ils essaient de sortir de l'enfer pratico-inerte, le poids d'une mort alternativement et indissolublement infligée ou subie ne cesse jamais de les étreindre. Ils s'en divertissent plus qu'ils ne s'en délivrent