Le
souverain.
Jusqu'ici, nous avons considéré des individus, des
rassemblements collectifs, des groupes. Nous avons évoqué
le "règne de la rareté" et vu comment les
hommes engagent une lutte acharnée pour lui échapper.
Mais La Critique de la Raison dialectique, au
delà de ces processus élémentaires, cerne la
création des enfers organisés. Comme dans Les
Séquestrés d'Altona, écrit à la même époque,
il s'agit d'enfermement.
C'est
à l'intérieur du groupe qu'il faut suivre pas à pas
l'apparition du souverain, même si, une fois établi,
il parvient quelquefois à prendre une nation, un État.
Sartre se pose le problème suivant: si "l'homme
est condamné à être libre", s'il est
"souverain" et si chacun est l'égal de
l'autre, comment se fait-il que le groupe assermenté,
en s'institutionnalisant, laisse émerger un souverain,
qui détient des privilèges exorbitants?
Au départ,
à l'intérieur d'un groupe, le pouvoir n'a rien
d'individualisé. Même par le serment, chacun n'obéit
qu'à l'impératif commun, qui résulte de la
conjonction de libertés coalisées par un pacte. Ce
dernier prend l'allure d'une loi extérieure, de la loi
d'un Autre, car il constitue une exigence qui s'impose
aux membres du groupe, et qui désigne ce lieu abstrait
et encore vide, où sera placé le trône du souverain.
Celui-ci
ne fait pas irruption du dehors et par la force: une
transformation interne du groupe le suscite. Sa légitimité
ne lui vient pas de la délégation par les membres du
groupe de leur souveraineté, mais de l'impuissance où
ils se trouvent de ne pas le reconnaître. Le souverain
surgit pour conjurer le risque de dissolution du groupe:
"Produit par la terreur, [il] doit devenir l'agent
responsable de la terreur" (600). Cette terreur,
attribut du groupe assermenté (c'est-à-dire dont les
membres se sont liés par serment), lui revient sans que
personne lui en ait confié l'usage.
Mais
nous n'avons envisagé que l'émergence du souverain à
l'intérieur d'un groupe. Dans les sociétés
historiques, le champ social comprend des collectifs,
des groupes et des institutions composites, mêlant ces
deux types de structure. Le souverain agit comme un
organe d'intégration (598) et met la main sur tous les
instruments de pouvoir de l'État pour en faire un
"monopole du groupe". Le mécanisme du pouvoir
est identique dans un groupe et dans l'État. De plus,
quelle que soit la société ou le régime, le processus
d'apparition du souverain est le même: il met en jeu
une sorte de Fuhrerprinzip. (principe du guide)
Le
socialisme lui-même, dans ses commencements, n'échappe
pas à cette loi. Car tout pouvoir, du fait qu'il résulte
de l'impuissance des individus et qu'il manie la
terreur, souffre d'un maléfice originel: "Cette
part de néant, cette 'part du Diable', est le véritable
soutien de la souveraineté". (604). Le souverain
n'entretient pas la fusion communautaire, il gouverne
par le froid, il "régit l'ensemble pétrifié des
hommes institutionnalisés" (604). Comme il
"se dilate à travers les multiplicités du
groupe" (605), il en monopolise les
puissances et ne laisse plus rien subsister qui lui
serait étranger. Toute l'industrie du souverain
consiste à gouverner des ensembles complexes en
exacerbant leurs facteurs de fragmentation. Pour asseoir
son autorité, il s'appuie sur l'État, c'est-à-dire,
dans cette perspective, sur "un groupe restreint
d'organisateurs, d'administrateurs et de propagandistes
se chargeant d'imposer les institutions modifiées dans
les collectifs" (608). En effet, le Prince désagrège
les groupes, interdit aux contre-pouvoirs de se former,
opère les changements d'état par lesquels les groupes
s'altèrent en collectifs amorphes, plus simples à
manipuler, et peu susceptibles de se dresser contre lui.
La
bureaucratisation
Sartre,
fidèle à sa méthode, n'évoque pas à la façon de
Tocqueville ou de Max Weber l'emprise croissante, dans
les sociétés modernes, de l'administration et des
bureaux. Il construit des séquences dramatiques,
invente des utopies opératoires, imagine des situations
idéalisées. Il mène de front son œuvre philosophique
et son œuvre théâtrale, laissant jouer de l'une à
l'autre une secrète capillarité. De la sorte, il évite
le défaut d'observation empirique où tout ne serait vu
que de l'extérieur. Il pose en principe qu'il faut
comprendre la réalité sociale de l'intérieur et
dialectiquement. Ainsi, il analyse la bureaucratie à l'état
pur, et comme une essence, sans aucun des contrepoids
dont elle se leste en fait.
Dans
une telle structure, nous dit Sartre, chacun est
confronté à une alternative: ou bien exercer son
autorité sur ses subordonnés tout en se soumettant à
ses supérieurs; ou bien susciter la formation d'un
groupe, mais en encourant les foudres du souverain. La
bureaucratisation prend consistance quand "chacun renie
ses possibilités par méfiance envers ses égaux
et par crainte d'être suspect à ses supérieurs"
(626). Dès lors, la cohésion - bien relative - d'un
tel ensemble hiérarchisé ne se refait que par une
identification au souverain, par une soumission
fanatique et fatale: "ainsi chacun, se tournant
vers l'étage supérieur, réclame du souverain une intégration
perpétuelle" (626). Une triple relation de pouvoir
s'établit alors: le souverain gouverne "la
multiplicité inférieure" à travers les
dirigeants intermédiaires; les pairs entretiennent des
rapports de "méfiance" et de
"terreur"; enfin, les organes subordonnés
sont annihilés "dans l'obéissance à l'organisme
supérieur". Tel est, conclut Sartre, "ce
qu'on appelle la bureaucratie". Elle est la matrice
des enfers organisés. |